La Societe politique libanaise a l’epreuve du “printemps arabe”

La société politique libanaise à l’épreuve du « printemps arabe »

Ahmad Beydoun

 

« Vieux débat qui oppose les tenants des réformes

 aux inconditionnels de la souveraineté.

Il court à travers les affrontements interlibanais

 opposant l’establishment musulman désireux

 d’élargir sa participation au pouvoir,

 à la classe politique chrétienne agrippée

 à un système qui garantit son hégémonie. »

Nadine Picaudou, La déchirure Libanaise,

Éditions Complexe, Paris 1989, pp. 222-223.

Plus de 40 mois se sont écoulés depuis le déclenchement des explosions en série tôt baptisées « printemps arabe »[1]. Les attitudes diverses des principales formations qui se partagent la scène politique libanaise vis-à-vis de ces mouvements de révolte survenus dans plusieurs pays arabes ou encore des régimes politiques dont ces mouvements ont jusqu’à présent accouché ont beaucoup évolué. Loin de se faire dans l’ordre et à la lumière des cheminements que les mouvements en question ont connu, cette évolution libanaise a souvent pris des tours partiellement chaotiques, dénotant surtout l’embarras des parties concernées mais soulignant aussi la constance et la prééminence de leurs positions sur l’échiquier libano-régional et de leurs options politiques de base. L’embarras dont faisait montre telle ou telle de ces formations procédait souvent de la nécessité de justifier par des tours de force verbaux des changements d’alliances secondaires dans la bataille régionale engagée ou encore (ce qui est plus significatif) de changer d’attitude ou de comportement vis-à-vis du processus de changement politique engagé dans tel pays affecté par la vague protestataire.

La tempête arabe dans le vide libanais

Au moment de l’éclatement de la révolution tunisienne, le gouvernement libanais d’union nationale se débattait dans une crise qui allait provoquer sa chute quelques jours avant la fuite de Ben Ali. L’objet de la crise était la coopération du gouvernement avec le tribunal spécial pour le Liban chargé par le Conseil de sécurité d’instruire et de juger la série d’assassinats politiques qui avaient culminé, en février 2005, dans l’attentat fatal perpétré, à Beyrouth, contre le cortège de l’ancien premier ministre Rafic Hariri. En démissionnant, les 10 ministres représentant le « bloc du 8 mars » (soit le tiers du cabinet) avaient amené le gouvernement au bord du gouffre. Or, afin de rendre son départ inéluctable, il fallait, aux termes de la constitution, la démission d’un onzième membre. Le Hezbollah obtint sans problème celle d’un ministre chiite supplémentaire, pourtant membre du groupe du Président de la République au sein du gouvernement.

La chute du gouvernement Hariri allait enfoncer le pays dans une nouvelle phase de la crise de régime qui le secouait, au moins depuis l’été 2004. Le Liban est resté sans gouvernement, sinon celui, démissionnaire, de Hariri qui expédiait les affaires courantes, pendant 5 mois entiers. C’est seulement le 13 juin 2011 que Najib Mikati, un milliardaire du nord du pays, réputé alors proche du Président syrien, réussissait à former un gouvernement incluant principalement les formations qui avaient provoqué la chute du cabinet précédent mais excluant les principaux blocs de l’ex-majorité parlementaire, notamment celui de Hariri. Mikati avait pu réaliser cet exploit difficile grâce, surtout, au renfort parlementaire du leader druze Walid Joumblatt dont la défection avait suffi à réduire l’étroite majorité, au pouvoir depuis les élections de 2005, en nouvelle opposition.

Cet intermède a permis au pouvoir libanais de demeurer très largement à l’écart des développements décisifs que 5 ou 6 pays arabes avaient connu ou commencé à connaître entre-temps et qui avaient déjà affecté profondément l’échiquier régional, garant à son tour des équilibres, des alliances et des orientations politiques au Liban. Les mouvements révolutionnaires avaient triomphé en Tunisie puis en Égypte au cours de ce temps mort Libanais. Une situation de guerre civile s’était développée en Libye, bientôt orchestrée par les bombardiers atlantiques venus à la rescousse du mouvement insurrectionnel anti-Kadhafi. Au Yémen, le pouvoir de Saleh s’érodait à vue d’œil mais celui-ci s’accrochait encore et, au prix d’une répression plus ou moins bridée, réussissait à maintenir, sur les places publiques, un équilibre incertain avec l’opposition révoltée. Enfin, le 15 mars, se déclaraient à Déraa, les prémices sanglantes de ce qui allait devenir un long calvaire syrien.

En trois mois, ce ras de marée avait donc submergé d’immenses espaces arabes. Soit : les dernières semaines de la crise qui paralysait le gouvernement Hariri et les deux premiers mois de quasi-vide gouvernemental inauguré par sa chute. Tout décisifs qu’ils aient pu être, les premiers épisodes des soulèvements tunisien et égyptien furent brefs : ils ne comportèrent pas, aux niveaux international et régional, d’occasion mettant le Liban officiel au défi de se prononcer sur des questions susceptibles d’aggraver les tensions de la scène politique libanaise. Dans le cas du Yémen, l’Arabie Saoudite put s’arroger un rôle assez représentatif d’un certain consensus arabe et international. Ce qui épargnait à d’autres, dont le Liban, l’embarras de prendre position. Il en allait autrement de la crise libyenne. Forte du consensus arabe, la délégation libanaise à New York, encore sous l’autorité du gouvernement démissionnaire, put représenter le bloc arabe dans la soumission au Conseil de sécurité du projet de la résolution 1973 qui, adoptée le 18 mars, ouvrit la voie à l’intervention atlantique. Ce fut la première et la dernière occasion où le Liban réussit, dans le contexte des bouleversements en cours, à se placer dans le camp de l’initiative et de l’action. Désormais, face surtout à la crise syrienne, l’État libanais allait, selon la formule qui connaît depuis une certaine fortune locale, adopter une attitude de « prise de distances », c’est-à-dire, à peu près, s’abstenir. Ce sera la tactique adoptée autant au Conseil de sécurité où le Liban restera membre intérimaire jusqu’à la fin de l’année 2011, qu’aux réunions tenues sous la houlette de la Ligue des États arabes. Au sein de la Ligue, le Liban, autant que l’Algérie et souvent l’Irak, se plaçait désormais dans le camp de l’exception.

Des perceptions mouvantes et ambivalentes

En vérité, pour les forces politiques principales du Liban, la vague révolutionnaire arabe, presque dans chacun des pays où elle s’est développée, émettait des messages qui, tout en aiguisant les contradictions intra-libanaises, pouvaient s’avérer contradictoires aux yeux de chacun des récepteurs. Par exemple, le séisme égyptien frappait un régime dont les relations avec le camp libanais dit du 14 mars étaient excellentes. L’écroulement de ce régime foncièrement pro-américain et observant jalousement les exigences de la paix signée avec Israël, devant faire plaisir, en principe, à leurs parrains syro-iraniens, les membres du camp libanais dit du 8 mars étaient sensés l’accueillir favorablement. Or, la réalité devait vite s’avérer trop complexe pour se laisser assujettir automatiquement à ce schéma. Sur le terrain, la révolution égyptienne ne faisait pas montre d’une hostilité particulière à l’encontre d’Israël. Dans leur ensemble, les thèmes de politique étrangère y restaient discrets. Elle gagnait vite un appui américain des plus fermes contre le régime pourtant réputé être le client des États-Unis. Enfin et surtout, les progrès marqués par les Islamistes, au fil des premiers mois écoulés après la chute de Moubarak, ne paraissaient guère rassurants pour les représentants libanais de l’autre Islam : celui d’obédience iranienne… Néanmoins, cet état des choses allait évoluer discrètement, le gouvernement iranien lui-même cherchant, afin de mitiger son isolement arabe, à amadouer le pouvoir des islamistes égyptiens. À vrai dire, le cœur ne semblait pas y être…

En cette même année 2011, le cas de la Libye faisait l’objet aussi de perceptions libanaises ambivalentes. Certes le régime de Kadhafi avait depuis longtemps perdu son aura anti-impérialiste. Au surplus, le chiisme politique libanais reprochait au dirigeant libyen, depuis 1978, la disparition à Tripoli de l’Imam Moussa al-Sadr, son chef charismatique. Il n’empêche que Kadhafi bénéficiait de l’appui du régime syrien, co-parrain avec le pouvoir iranien de ce même chiisme et de ses alliés. De plus, la force de frappe atlantique était, pour ce même camp libanais, un moyen malvenu, quoique indispensable, pour détrôner le leader libyen. Il en allait de même de l’islamisme libyen qui risquait de faire le pont, en Afrique du Nord, entre deux autres révolutions dont l’orientation sunnite, réformiste ou conformiste, se confirmait.

… « Et le Bahrayn, alors ? »

De son côté, la révolte du Bahrayn, lancée le 14 février 2011, mettait dans l’embarras l’autre camp libanais proche de l’Arabie Saoudite. C’était un mouvement populaire comme les autres et le silence vis-à-vis de son écrasement, d’ailleurs avalisé par la Ligue des États Arabes, laissait deviner un jeu de doubles standards. On avait beau évoquer la main secrète de l’Iran dans le soulèvement de la majorité chiite de ce pays : c’était adopter la même logique, bien contestable, dont l’adversaire usait pour discréditer d’autres mouvements. Bien entendu, cet adversaire (soit, en gros, les forces dites du 8-mars) n’allait pas manquer d’exploiter à fond le mutisme d’en face sur la répression au Bahrayn. On prit l’habitude, surtout, de rappeler à ceux qui s’avisaient de dénoncer la répression en cours en Syrie qu’ils n’avaient rien dit des crimes (bien moins massifs, il est vrai) du régime de Manama et de ses alliés!

Progressivement, la scène politique libanaise s’acheminait vers un paradoxe. Refoulant quelque peu sa religiosité affichée, le bloc chiite, maintenant en position de force au sein de la coalition au pouvoir, était amené à dénoncer, directement ou par alliés interposés, le conformisme religieux du « Printemps arabe ». À cause de cette tare –disait-on ici et là – ce printemps n’en serait pas un. À l’extrémité opposée de la scène, les moins pieux (qui n’en sont pas moins communautaristes) se trouvaient amenés à défendre l’islam politique égyptien ou tunisien, mettant en évidence surtout sa représentativité, le potentiel réformiste de certaines de ses tendances et, enfin, son acceptation déclarée de la règle du jeu démocratique qui rendrait possible, le cas échéant, son éviction pacifique du pouvoir.

Le paradigme syrien

En vérité, c’est la crise syrienne qui désormais va servir de moule aux attitudes des forces politiques libanaises vis-à-vis du « vent de liberté » qui a soufflé sur le Monde arabe. Mettant fin aux ambivalences issues des autres soulèvements et aux contradictions qui ont marqué l’attitude vis-à-vis d’eux de chacun des deux camps libanais, le soulèvement syrien alimentera une vision très manichéenne du « Printemps arabe » tout entier. Par-delà quelques nuances, indispensables pour rendre tant soit peu crédible la thèse défendue par chaque camp, la Syrie des trois dernières années, vue à travers les œillères libanaises, sera pour les uns le théâtre d’un complot impérialiste où des régimes arabes fantoches, surtout le qatari et le saoudien, jouent, de concert avec le gouvernement turc d’Erdogan, un rôle d’exécutants très affairés et, pour les autres, une révolution démocratique étonnante par le courage et la persévérance des forces populaires qui y prennent part. Révolution ou complot ? Cette vision des choses que les développements de ces derniers mois semblent de nouveau brouiller, a forcément déteint sur la perception que les uns ou les autres ont désormais de la situation dans d’autres pays affectés par les bouleversements alors en cours.

Par exemple, les adeptes de la théorie du complot ne verront plus sur la nouvelle scène égyptienne des Frères musulmans ou celle tunisienne de la Nahda, pourtant issues d’élections en règle, qu’islamistes rétrogrades qui, tout fermés et fanatiques qu’ils sont, n’opposent aucune résistance conséquente aux intrusions impérialistes. Dans sa version la plus caricaturale, la théorie du complot accorde, par exemple, au « sioniste » Bernard Henri-Lévy un rôle de tout premier plan dans le chambardement libyen ; elle déniche, à partir de là, des signes plus discrets de machinations que ce même monsieur aurait entreprises dans beaucoup d’autres pays, suggérant un rôle moteur du sionisme mondial dans tous les soulèvements arabes en cours. De son côté, le camp d’en face fait prévaloir, pendant longtemps, une attitude de déni devant les dangers qui minent, de l’intérieur et de l’extérieur, les chances d’une évolution démocratique du soulèvement syrien et, plus généralement, des mouvements qui ont abouti à un changement de régime dans d’autres pays arabes : attitude qui tend à bloquer le débat libanais sur des questions dont l’importance est pourtant reconnue par des intellectuels et des forces politiques arabes qui sont parties prenantes des mouvements concernés. Tout se passe comme si, dans la radicalité de leur affrontement autour de la situation en Syrie, les polémistes libanais seraient, à quelques exceptions près, les plus inaptes de tous à tenir compte de la complexité des processus qui se développent en Syrie même et dans d’autres pays arabes.

Précurseur ou modèle ?

Un autre aspect du débat libanais mérite d’être souligné. Aux yeux des porte-parole du rassemblement du 14-Mars, leur mouvement de 2005 baptisé « Révolution du Cèdre » aurait été le précurseur du réveil populaire que le Monde arabe a connu à partir de décembre 2010. Plusieurs données viendraient étoffer cette thèse : la mise en avant par les manifestants libanais de revendications animées d’un souffle puissant de liberté, le caractère multiconfessionnel de l’immense manifestation qui a donné son nom au rassemblement du 14-Mars, la présence massive de jeunes autant dans la manifestation que dans les initiatives qui l’ont préparée ou suivie, le fait que, ce jour-là, la mobilisation a eu lieu sous le seul drapeau national, excluant ainsi la segmentation partisane de la foule mobilisée, le fait aussi que, conjugué avec une pression internationale très importante, ce mouvement a réussi à réaliser un objectif de premier plan qui est le départ des troupes syriennes, présentes alors depuis une trentaine d’années sur le sol libanais, et le desserrement, par voie de conséquence, de la poigne sécuritaire qui tenaillait les libertés, le fait, enfin, que le même mouvement a contribué à lancer l’enquête puis le tribunal international en vue de mettre fin à la série d’assassinats politiques alors en cours et de démasquer ceux qui les ont perpétrés, etc.

Il est évident que cette prétention 14-marsienne d’avoir été l’hirondelle du printemps arabe, table également sur l’ampleur exceptionnelle des masses mobilisées. Force est toutefois de noter que la comparaison se développe au prix d’une omission systématique de l’essentiel. La manifestation libanaise survint en réaction à une autre mobilisée 6 jours plus tôt sous le signe de la « fidélité à la Syrie». Cette dernière, spectaculaire, elle aussi, était conduite par le duo Hezbollah-Amal et avait, en dépit de la participation de petites organisations dites « laïques » et d’autres formations très minoritaires dans leurs milieux communautaires respectifs, une couleur chiite très prononcée. D’avoir polarisé les « blocs hégémoniques » dans 3 ou 4 communautés, la manifestation du 14 mars, à son tour, n’en puisait pas moins le plus clair de ses énergies dans un antagonisme d’options communautaires.

De plus, le mouvement qui culminait dans cette immense manifestation, se contentant d’un remodelage de l’arène politique, ne remit jamais en cause le système politique du pays, basé sur le communautarisme. Il n’occasionna aucun changement notable dans les directions héritées de la période de guerre ou encore plus ancestrales, des formations engagées. Il s’est montré, quant à sa vision des institutions, fort peu réformiste. En dépit d’un effort d’élaboration considérable, il échoua à faire adopter une nouvelle loi électorale relativement plus favorable à l’élargissement de la représentation populaire et à sa diversification. Avec le passage à l’autre camp du « Courant » du Général Aoun, le rassemblement du 14-mars a perdu très tôt une part considérable de sa substance chrétienne. Cet autre camp en gagnait, de son côté, une certaine diversité communautaire. La défection plus tardive de Walid Joumblatt porta un autre coup dur au rassemblement du 14-mars. Toutefois, Joumblatt ne rejoint pas franchement les rangs de l’autre bloc. Cette redistribution des poids politiques aurait, dit-on, mitigé la « contradiction principale » qui clive le pays : contradiction qui d’islamo-chrétienne historiquement, s’est muée, depuis le départ des troupes syriennes, en antagonisme sunnito-chiite. La modification partielle du décor est certaine, sa valeur de garante de la paix civile l’est beaucoup moins. Des réformes concernant la majorité électorale et le vote des émigrés furent effectivement adoptées, mais leur mise en œuvre dut être repoussée et reste douteuse. Les polarisations communautaires ne paraissent pas s’apaiser et accélèrent même leur course à l’institutionnalisation.

Qu’à cela ne tienne, diraient les 14-marsiens ! Si, à tant d’égards, la Révolution du Cèdre n’a pas annoncé le « Printemps arabe », du moins le système libanais s’offre-t-il avec assez d’évidence, en modèle de construction politique et institutionnelle, à suivre par les révolutions arabes en cours. Les pays qui viennent de jeter le masque du monolithisme nationaliste imposé par la dictature, ne se dévoilent-ils pas désormais sous des traits qui rappellent irrésistiblement ceux de la société libanaise ? Du moins la multiplicité communautaire de cette dernière et le modèle politique qui paraît en découler… Des intellectuels et des politiques ressassent ce thème. Il a même fait, pendant l’hiver 2012, l’objet d’un colloque international organisé par un centre de recherches dépendant de l’armée libanaise.

Il est difficile de ne pas réagir en disant que pareil discours recèle une bien triste nouvelle pour les révolutions arabes. En effet, cette suggestion de modèle survient à un moment où la formule libanaise laisse voir des signes d’extrême essoufflement. Les tares du communautarisme paralysent comme jamais avant la gestion politique du pays, laissant libre cours au développement de graves menaces de tout ordre. Au moment où le premier ministre Mikati s’estime forcé de présenter, enfin, sa démission, la machine étatique offre le spectacle d’une désintégration avancée, les pouvoirs en place faisant étalage de leurs incohérences et de leur inefficacité. La corruption bat son plein. La vie chère a englouti à l’avance les augmentations des salaires. Les services publics paraissent croulants. Sur un autre plan, les inféodations contradictoires aux puissances régionales opposées offrent d’office le pays en proie de développements sur lesquels il n’a aucune prise réelle.

Le stade qu’a atteint le communautarisme politique fait qu’aucune formule de gouvernement ne semble plus viable. En effet, les gouvernements dits d’ « union nationale » sont vite paralysés par leurs contradictions et ne tardent pas à voler en éclats. La majorité et l’opposition reflétant chacune une dominante communautaire, les gouvernements de majorité sont nécessairement frappés de déséquilibres communautaires peu tolérables pour la logique du système et, par ailleurs, ne font guère preuve de la cohérence escomptée. En général, les gouvernements, étant formés de parties qui se définissent par leurs appartenances communautaires, les polémiques au sein même du gouvernement restent susceptibles de dégénérer en bras de fer intercommunautaires. C’est donc qu’on maquille en solution exportable ce qui est, en fait, le problème.

Un affaissement général

En vérité, le chambardement arabe en cours frappe déjà d’anachronisme le débat politique libanais et affaiblit conjointement les ténors de la société politique de notre pays, pouvoir et opposition confondus. Au gouvernement Mikati, trônaient des formations (Hezbollah, courant aouniste…) qui, au fil des dernières années, ont vu s’effilocher lamentablement le mythe de haute performance et d’imperméabilité à la corruption dont elles s’étaient enveloppées. La crise syrienne dévoile l’instrumentalisation de ‘la résistance à l’agresseur israélien’ ; on la découvre muée, depuis fort longtemps, en alibi d’une dictature qui est désormais sans fard ; La même crise rend obsédants les doutes libanais sur les motivations réelles du militantisme anti-israélien tel qu’il est pratiqué et entretenu par le régime iranien. La non-centralité de la question palestinienne dans les soulèvements arabes ajoute à l’isolement régional du Hezbollah et, partant, du camp du 8-mars jusqu’à hier au pouvoir.

Le camp du 14-mars ne va pas mieux. Sa formation principale, « le Courant du Futur », pâtit depuis la disparition de Hariri père d’un déficit en leadership. Faisant valoir des dangers pour sa sécurité, Saad Hariri est absent du pays depuis de nombreux mois. Longtemps avant l’apparition des difficultés où se débattent ses finances, le clan Hariri a substantiellement réduit les fonds qu’il consacre à l’entretien de sa clientèle. Cette conduite de retrait était, pendant assez longtemps considérablement aggravée par une apparente désaffection saoudienne vis-à-vis du bourbier libanais : désaffection qui s’était confirmée depuis l’échec, après le sommet tripartite de Baabda en juillet 2010, des efforts syro-saoudiens visant à rapprocher les deux camps qui se partagent la scène politique libanaise. Il est difficile aujourd’hui de parler d’un modèle haririen de développement pour le Liban dans le même sens où il était question d’un modèle haririen de reconstruction, largement contesté d’ailleurs, pendant les années 90. Les composantes chrétiennes du rassemblement du 14-mars s’essoufflent à leur tour dans un discours sur l’État souverain qui, tout en étant fort légitime, s’avère incapable de donner lieu à une quelconque initiative suggérant qu’il s’agit d’un véritable projet politique.

Confrontés à l’effervescence arabe, ces blocages semblent alimenter une lassitude générale. Les forces politiques en place n’ont pas de projet national ou sont dépourvues de moyens adaptés à leur projet. Le piétinement touche au pourrissement. Seules les révolutions arabes, et surtout la crise syrienne, continuent, en lui servant d’objet, à donner un certain lustre à la polarisation libanaise. Certes l’intérêt pour les développements en cours en Tunisie, en Libye et même en Égypte n’est plus à Beyrouth ce qu’il était il y a un an ou deux. Sans décliner, l’attention au développement de la crise syrienne a changé de nature parallèlement aux transformations de cette crise elle-même. Conscient de la profondeur du clivage que l’épreuve syrienne ne cesse de creuser, le gouvernement libanais s’était efforcé de poursuivre sa politique d’abstention. Les forces politiques principales ont semblé d’accord, pendant un premier temps, pour éviter de projeter leur différend dans la rue. Seuls des groupes marginaux ont manifesté en solidarité avec les victimes de la répression en Syrie. Souvent, des formations pro-régime de la même taille leur ont fait face. Des personnalités significatives (par exemple : Joumblatt) ont participé à certains rassemblements ; elles se sont cependant abstenues de mobiliser leurs partisans pour l’occasion. D’ailleurs, ces rassemblements ont pratiquement disparu avec l’escalade de la violence et la mise en veilleuse des manifestations de rue en Syrie même.

Cette stagnation au niveau des forces politiques majeures s’est traduite par des défections dans tous les sens. Dénonçant l’apparente inertie du courant de Hariri, les islamistes de Tripoli aussi bien que les salafistes de Saida ont pris fait et cause pour le soulèvement syrien. Hariri s’était rendu à Damas au lendemain de la formation de son gouvernement d’union nationale, scellant, avec le président syrien, une paix que nombre de ses partisans n’ont pas digérée. Passé à l’opposition, il a opéré une reprise graduelle de son langage hostile au régime syrien, parallèlement à l’expansion de la révolte en Syrie. Cette évolution, d’ailleurs assez réticente à s’exprimer dans des initiatives concrètes de solidarité, ne semble pas suffisante pour traduire l’ébullition que provoque en milieu sunnite libanais la sauvagerie de la répression à Deraa ou à Homs ou encore la mise à contribution contre des zones urbaines de missiles Scud ou de bombardiers Mig. D’où le sentiment que, dépassé sur plus d’un plan, le Courant du Futur est en décroissance de prestige et de crédibilité.

Le tandem à dominante chiite ne parait pas en mesure de tirer partie de cette régression de l’adversaire que d’aucuns pourraient trouver paradoxale au vu du contexte régional. Quelle qu’en soit l’issue, la crise syrienne aura montré, après le mouvement vert en Iran, le pourrissement des bases internes de l’axe de la « Momana’a » (la résistance à la domination israélo-américaine). Les révoltes arabes, même si elles n’arrivent pas à les incarner dans les institutions, ont mis en avant une revendication de libertés démocratiques et de bien-être social : revendication fort peu en phase avec la mobilisation belliqueuse qui, réduisant les peuples en entités géopolitiques, tend à concentrer les énergies dans la bataille contre l’ennemi extérieur. Par ailleurs, sinon les noyaux durs des formations de ce camp, leur environnement populaire comprend souvent mal que des mouvements jadis fondés sur l’idée de libération et, dans le cas du Hezbollah, érigeant la révolte contre l’injustice et l’oppression en dogme fondateur quasiment théologique, puissent se montrer si hostiles à un soulèvement qui fait preuve de tant de détermination et consent un prix si élevé afin d’abattre une dictature.

L’engluement chiite

L’évolution récente du comportement hezbollahi dans la crise syrienne mérite un supplément d’attention. Depuis l’automne 2012, l’implication directe du Hezbollah dans le conflit armé en Syrie n’est plus un secret. Le parti ne pouvait s’en cacher pendant longtemps. Les corps rapatriés de Syrie pour être inhumés chez eux, sans être, au départ, très nombreux, ont induit une nouvelle phase dans la polarisation libano-libanaise sous l’effet du conflit syrien. Officiellement, le parti s’est d’abord dit défendre des villages chiites proches de la frontière et aussi des mausolées vénérés par les Chiites surtout celui de Zaynab bint Ali près de Damas. Léger, le prétexte pouvait servir à faire taire les parents des victimes mais non le camp opposé. Ce dernier a vite attribué au parti un rôle beaucoup plus complexe dans les combats. Ce dont la bataille de Qusayr, verrou proche de la frontière libanaise de la route Damas-Homs, puis celle beaucoup plus complexe de la vaste région montagneuse du Qalamoun également limitrophe du Liban ont montré l’exactitude. Depuis, la milice libanaise, combative et bénéficiant d’un haut niveau d’entraînement, est réputée pallier aux déficiences de l’armée syrienne sur bien des fronts de la Syrie occidentale. Parallèlement, la justification de ce rôle qui, au début de l’été 2014, avait déjà coûté la vie à près de 400 combattants du parti a été reformulée. Désormais, la formation chiite dit combattre pour la survie même de la « Résistance »…

Le fait que des groupes salafistes envoient, de leur côté, des jeunes gens se battre dans les rangs des formations opposées au régime n’est pas contesté. Toutefois, les deux interventions ne sont pas comparables. Les groupuscules intégristes du Nord Liban ou, aussi, ceux des camps palestiniens, ne paraissent pas peser lourd, jusqu’à nouvel ordre, vis-à-vis de l’énorme machine hezbollahi… Au surplus, le Hezbollah est un partenaire majeur dans le gouvernement libanais, tenu, en principe, d’appliquer la politique de non-immixion adoptée par ce dernier. Son refus de se plier à cette obligation paraît être une des raisons ayant entraîné, en mars 2013, la chute du gouvernement Mikati. Indépendamment du rapport de force, le fait que des combattants appartenant aux deux grandes communautés de l’Islam libanais se font pratiquement face sur le territoire syrien est, par ailleurs, très alarmant en lui-même. Il laisse craindre un transfert des accrochages en territoire libanais et, par conséquent, l’inauguration d’affrontements sunnito-chiites susceptibles de dégénérer en guerre civile générale.

Jusqu’à ces développements relatifs à la crise syrienne, on pouvait tenir l’influence iranienne pour un facteur d’apaisement de la scène libanaise ou, tout au moins, d’endiguement des vélléités d’embrasement à grande échelle. L’Iran semblait satisfait de disposer de tant d’impact sur la politique du gouvernement libanais et voulait probablement éviter au Hezbollah l’embourbement dans des affrontements internes de grande envergure ; il entendait, sans doute, réserver l’intégrité de la force de frappe du Hezbollah à un autre usage : celui de facteur de dissuasion que Téhéran pouvait opposer aux plans israéliens (et éventuellement atlantiques) d’intervention militaire contre les implantations nucléaires iraniennes. C’est probablement la dégradation des positions du régime syrien, autre maillon décisif du réseau stratégique iranien, qui a décidé Téhéran à intensifier ses efforts sur le territoire syrien et à inviter le Hezbollah à y participer. La passivité occidentale en Syrie et le desserrement relatif du bras de fer irano-américain dans le Golfe, ne pouvait qu’encourager cette option. La faiblesse, au Liban même, du camp favorable aux islamistes syriens permet, jusqu’à nouvel ordre, d’éviter les dérapages indésirables et le maintien de la tension intercommunautaire à un niveau d’acuité somme toute gérable. Ce ne serait plus le cas, cependant, si le régime de Damas et ses alliés s’avéraient incapable de venir à bout  des forces hostiles à l’influence iranienne dans la région et, en particulier, au Liban… Vu à la lumière de cette éventualité, le coup de main chiite donné au régime affaibli d’Assad parait loin de réserver l’avenir.

Entre-temps, l’affluence de réfugiés à travers la frontière pose des problèmes de secours, mais aussi de sécurité, de plus en plus hallucinants. En ce milieu de 2014, près d’un million-cent-mille réfugiés sont déjà inscrits. Le nombre des non-inscrits est inconnu mais sans doute considérable. Cette masse énorme de réfugiés (l’équivalent, sans doute, de plus de 30% de la population libanaise) promet de croître encore surtout si les combats s’intensifient dans la région de Damas. Les réfugiés ajoutent par leur présence dans le quotidien social, un autre aspect au caractère intra-libanais de la crise syrienne. Cette présence est, en effet, l’objet de débats partisans mouvementés. Les moyens que, dans un contexte de crise socio-économique, le gouvernement et la société libanaise peuvent investir afin de faire face à ce désastre humain sont manifestement insuffisants ; l’aide internationale ne semble pas suivre l’amplification multidimensionnelle du problème…

La crise institutionnelle

Après la démission du gouvernement Mikati, le Liban est resté  sans gouvernement (sinon ce même gouvernement chargé d’expédier les affaires courants) pendant 316 jours : exploit mondial, apparemment, que ne devance que le record belge de 2010-2011 et qui dépasse de près d’un mois le record irakien également récent. Pourtant, la nomination de Tammam Salam pour former un nouveau gouvernement avait bénéficié d’une quasi-unanimité parlementaire. Personnalité modérée s’il en est, Salam, qui est l’héritier d’une « maison politique » beyrouthine fort affaiblie depuis la Guerre du Liban, est un 14-marsien. Il n’appartient cependant pas à la formation politique de Hariri dont il est l’allié électoral. En principe, l’intervention hezbollahie en Syrie, pomme de discorde monumentale, opposant les deux grands rassemblements parlementaires, avait été vite mise à l’écart du débat relatif à la formation du nouveau gouvernement. Les 14-marsiens n’ont pas fait de leur demande réitérée de retrait des combattants chiites du territoire syrien une condition dont la non-réalisation déboucherait sur un refus de siéger avec le Hezbollah au même gouvernement. De son côté, le parti chiite s’est abstenu d’exiger un entérinement officiel par le futur gouvernement de son intervention aux côtés du régime syrien. En vérité, ce compromis était indispensable si l’on ne voulait pas réduire sine die à zéro les chances de doter le pays d’un gouvernement.

Cela étant, le litige qui prolongeait la crise ministérielle avait pour objet apparent la « formule » du nouveau gouvernement : soit le nombre des sièges, les dosages partisans, la répartition des portefeuilles, etc. Mais l’on savait que d’autres calculs d’ordres interne et régional, faisait préférer au Hezbollah – au moins – le vide estimé plus apte à lui laisser les coudées franches. Forcées de siéger avec lui au futur gouvernement, les formations opposées à son aventure syrienne devaient s’abstenir de trop faire monter les enchères.

Dans cette atmosphère de quasi vide exécutif, le Parlement dont le mandat devait expirer le 20 juin 2013, s’est doté d’un supplément de vie de 17 mois prétextant de la sécurité précaire qui rendrait hasardeux le processus électoral. C’est, par conséquent, l’assemblée autoprorogée (dont la légitimité pouvait désormais être questionnée) qui devait introniser le nouveau gouvernement et élire avant le 25 mai 2014 un nouveau président de la République. La formation du gouvernement allait se faire attendre longtemps encore. L’on ne put s’entendre sur une formule qu’à la mi-février 2014 c’est-à-dire peu avant l’entrée du Parlement en période d’élection présidentielle. Très probablement, l’approche de cette dernière échéance expliquait le feu vert (allumé dit-on de l’extérieur du pays) qui mettait fin à la crise gouvernementale. « On » voulait avoir un nouveau gouvernement susceptible d’assumer exceptionnellement les fonctions de la première magistrature au cas où le Parlement échouait à remplacer le Président sortant.

Pendant les derniers mois de son mandat, le Président Sleiman ne ménageait pas ses critiques envers l’aventure syrienne du Hezbollah, ce qui énervait beaucoup ce dernier. Le Président évoquait régulièrement la déclaration de Baabda entérinée, entre autres, par le représentant du Hezbollah le 11 juin 2012. Ce texte officiellement communiqué à l’ONU et à la Ligue des États Arabes, préconisait l’observation d’une attitude de neutralité dans les conflits régionaux. C’était bien avant le changement de cap imposé –  dit-on – au Hezbollah par l’Iran. S’introduisant indirectement dans cette polémique, le roi saoudien donnait un coup de main au Président en faisant un don de trois milliards de dollars à l’armée libanaise au sein de laquelle l’influence hezbollahi ne cesse apparemment de grandir. Cette somme devait servir essentiellement à l’achat d’équipements francais, la France étant un fournisseur habituel de l’armée libanaise. L’initiative saoudienne n’a nullement intimidé le Hezbollah et ses alliés qui l’ont très mal recue…

En définitive, le Parlement échoua à élire un nouveau président. Le vide qui s’est installé au Palais de Baabda ne semble pas près d’être comblé. Il vient s’ajouter à la légitimité problématique du Parlement pour rendre encore plus précaire l’équilibre constitutionnel des Pouvoirs et surtout leur représentativité communautaire. Le gouvernement Salam a passé les premières semaines de vacance présidentielle à discuter laborieusement le modus operandi de l’exercice, prévu par la constitution dans le cas d’espèce, des prérogatives présidentielles par le conseil des ministres. Il s’avère que l’exigence de consensus limite encore, dans cette situation d’exception, la capacité d’initiative de ce gouvernement où se font face les ténors rivaux du pays. Il suffirait d’une recrudescence de la tension politique pour paralyser l’exécutif sans espoir d’arbitrage interne ni de déblocage d’autorité.

Entretemps, la crise sociale n’a pas cessé de s’envenimer ; la revendication d’une nouvelle grille des salaires a engendré une agitation assez soutenue donnant lieu à une série de grèves et à d’énormes manifestations de rue. N’ayant pas obtenu gain de cause, cette mobilisation ne semble bridée que par la dégradation de la sécurité due aux attentats le plus souvent suicidaires perpétrés en réponse aux activités hezbollahi sur les fronts syriens. Les adversaires de la formation chiite ne manquent pas d’occasions de rappeler à celle-ci qu’au lieu d’éloigner le péril jihadiste de la scène libanaise, elle l’y a importé… L’insécurité n’est cependant pas de nature à freiner l’inflation ni le gonflement de l’énorme dette publique. Depuis plus de 2 ans, la découverte de gisements sous-marins de gaz naturel à l’est de la Méditerranée laisse espérer aux Libanais une amélioration de cet aspect de leur sort. L’instabilité politique empêchant, jusqu’à présent, la signature des contrats d’exploitation (d’ailleurs suspects de comporter des irrégularités), le début même du long processus d’exécution se fait encore attendre.

Aspect rassurant du tableau : les forces armées et les services de sécurité font preuve jusque-là d’une certaine efficacité. Ils donnent l’impression de fonctionner assez bien face à un danger qui, pour une fois, inquiète autant le chiisme politique que les sunnites modérés du gouvernement. Toutefois, ils ne sont nullement à l’abri des zizanies confessionnelles ni des dangers qui en découlent pour leur neutralité politique et leur cohérence. L’obédience politico-communautaire, en général haut affichée, du chef de chacun de ces corps déteint sur le corps entier. On fait vite d’entourer d’un halo de quasi-miracle la collaboration de deux services qu’on porte au compte de l’intégrité patriotique de leurs parrains respectifs. Le Hezbollah – nous l’avons déjà signalé –  est réputé disposer de centres d’influence au niveau du haut commandement de l’armée et du service de renseignement militaire. Compte tenu de l’affaissement des pouvoirs politiques, on va même jusqu’à évoquer la possibilité de l’occupation des « trois présidences » du pays par un troika militaire dont les membres bénéficient déjà d’une grande notoriété.

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En gros, les révoltes arabes et les développements subséquents ont introduit, à des degrés sans doute divers, un sentiment de caducité, sinon une atmosphère de crise, chez les principales formations constitutives de la société politique libanaise. Ainsi que l’ont montré sur la place publique les deux grandes manifestations de mars 2005, ces formations étaient largement représentatives des grandes communautés qui se font face dans le pays. Elles le sont encore, sans doute, mais montrent des signes concordants d’essoufflement. Les phobies communautaires réciproques ralentissent toutefois le développement de forces de renouveau politique proprement dit et entretiennent la bipolarité. Les manifestations anti-communautaristes, lancées avant le déferlement révolutionnaire dans la région, ne paraissent pas avoir été significativement encouragées par ce dernier. L’évolution des révolutions arabes et surtout celle de la révolution syrienne a encore amenuisé les chances dont bénéficieraient les Libanais de desserrer l’étau des adversités communautaires, fondement du système politique en place dans leur pays.

L’État libanais doit faire face à ces développements menacants avec des institutions politiques croulantes affectées autant par l’inoccupation du fauteuil que par leur déficience en légitimité. En effet, la première magistrature de l’État semble devoir rester vacante pendant longtemps. Le Parlement devra se faire reconduire encore une fois avant novembre 2014.  Le conseil des ministres que scinde une tranchée politique profonde ne peut prendre de décisions qu’à l’unanimité. La parfaite entente qui doit y régner n’est évidemment pas fonction de la seule bonne volonté de ses membres ni même exclusivement de consensus politique interlibanais.  En crise permanente depuis de nombreuses années, le système politique du pays donne l’impression d’être entré dans une phase de dysfonctionnement irréparable et d’inaptitude structurelle à faire face aux graves problèmes où se débat le Liban.

Indications bibliographiques 

BEYDOUN, Ahmad, La Dégénérescence du Liban ou la Réforme orpheline, Col. Sindbad, Actes Sud, Paris 2009.

BICHARA, ‘Azmi, Suriyya, Darb al-Âlâm nahwa al-Hurriya  (Syrie : le Calvaire vers la Liberté), Al-Markaz al-‘Arabî lil-Abhâth wa Dirâsat al-Siyâsât, Beyrouth 2013.

FILIU, Jean-Pierre, La Révolution arabe : Dix Lecons sur le Soulèvement démocratique, Fayard, Paris 2011.

HABIB, Camille, Lubnân : al-Hudna bayna Harbayn (Liban : un Intermède entre deux Guerres), Al-Mu’assasa al hadîtha lil-Kitâb, Beyrouth 2014.

INTERNATIONAL CRISIS GROUP, “A Precarious Balancing Act: Lebanon and the Syrian Conflict”, Middle East Report no 132, Nov. 2012.

INTERNATIONAL CRISIS GROUP, “Too Close for comfort: Syrians in Lebanon », Middle East Report no 141, 13 May 2013.

INTERNATIONAL CRISIS GROUP, “Lebanon’s Hizbollah Turns Eastward to Syria”, Middle East Report no 153,  27 May 2014.

MAJED, Ziad, Syrie, la Révolution orpheline, Col. Sindbad, Actes Sud, Paris 2014.

PICAUDOU, Nadine, La Déchirure libanaise, Éditions Complexe, Paris 1989.

SINNO, Abdul-Ra’ouf, Lubnân al-Tawâ’if  fî Dawlat mâ Ba’d al-Tâ’if, (Le Liban des Communautés après Tâ’if), Orient Institute, Beyrouth 2014.

[1] Ce texte a été préparé en mars-avril 2012 sur une invitation de Nadine Picaudou. Resté inédit, j’ai décidé de le lui offrir dans le cadre de ces Mélanges. En attendant la mise en route de la publication, j’ai du procéder à deux mises à jour successives dont la dernière est datée du début juillet 2014.  

Le Style de Ghassan Tueni

 

Un Style

 

Ahmad Beydoun

 

 

Ghassan Tuéni se plaignait parfois d’avoir été empêché par son métier de journaliste de poursuivre la carrière de chercheur ou de ‘penseur’ à plein temps à laquelle semblait le promettre sa formation académique: c’est-à-dire d’avoir le loisir de s’arracher au quotidien pour produire des ouvrages de longue haleine. Ce regret semble l’avoir obsédé assez pour le pousser à de nombreuses reprises à contourner son activité éditoriale ou à la déserter carrément pendant des périodes plus ou moins longues afin de rapporter au bout de cet éloignement, parfois physique, de son journal un livre ‘proprement dit’… un livre qui serait autre chose ou, pourrait-on dire, plus qu’un recueil d’éditoriaux.

En définitive, Tuéni a pu s’essayer à plus d’un genre situé entre les deux extrêmités de l’éditorial rédigé d’un trait et de l’ouvrage considérable, robustement construit et dûment documenté. Nous lui devons, surtout, une importante somme de conférences dont plusieurs ont été réunies en volume et d’autres éditées en fascicule. On connaissait déjà sa maîtrise remarquable de l’entretien télévisé, lorsque parut Sirr al-Mihna wa Asrâr ukhra : un vrai chef d’œuvre autobiographique revêtant la forme de dialogue où Tuéni répond aux questions de ses interlocuteurs, relatives surtout à sa carrière de journaliste mais aussi à ses aventures d’homme politique et de diplomate et à son parcours d’individu privé aux scansions si souvent tragiques. Tuéni devait récidiver, près d’une décennie plus tard, en participant à un autre ouvrage, dialogué, lui aussi, mais bien différent du précédent. Il s’agit d’Un Siècle pour Rien qu’il signa avec Jean Lacouture et Gérard D. Khoury. Le dialogue y prend la forme, non pas de questions et de réponses, mais de séries d’interventions où les partenaires se relaient pour analyser un thème ou couvrir une période. Enterrer la Haine et la Violence dont la forme dialoguée reste discrète appartient pleinement au genre autobiographique et clôt peu de temps avant le silence de la dernière étape, cette série d’ouvrages de Tuéni où la présence d’une – ou de plus d’une – autre voix met en relief le discours de Tuéni.

À la panoplie des genres fréquentés par Tuéni, nous devons ajouter la littérature épistolaire. Les Rasâ’il ilâ al-Ra’îs Elias Sarkis, pièces tirées de la correspondance diplomatique entretenue par l’auteur pendant les années où il a représenté le Liban à l’ONU, ne constituent peut-être  que le sommet d’un iceberg promis, peut-on espérer, à une progressive émergence posthume. Enfin, l’œuvre de Tuéni, certes dominée par sa production de journaliste, compte au moins un titre appartenant de plein droit à la catégorie du livre de longue haleine : genre auquel Tuéni regrettait – nous l’avons signalé – de ne pas avoir pu dévouer la part la plus considérable de sa carrière d’auteur. Il s’agit d’Une Guerre pour les Autres qui, tablant, par-delà sa forme revendiquée de ‘témoignage, sur une puissante documentation largement exclusive, couvre la première moitié de la guerre du Liban et reste aujourd’hui encore, l’un des ouvrages qui font autorité sur cette guerre mais aussi le livre dont la ‘thèse’ centrale, très sommairement suggérée par un titre souvent mal compris, demeure au cœur de toutes les discussions, polémiques ou raisonnées, sur la ‘nature’ de la guerre analysée.

 

*

 

Cette variété de genres pratiqués correspond-t-elle, chez Tuéni, à une maîtrise égale des styles, forcément divers, qui lui sont attachés ? Une réponse réfléchie à cette question exigerait une analyse stylistique successive d’échantillons plus ou moins représentatifs de la diversité d’une œuvre trilingue, au surplus. Elle exigerait aussi une recherche des modes d’expression de la personnalité tuénienne qui, engagée dans une dynamique aux étapes souvent tourmentées, n’en garde pas moins une évidente unité fondamentale. Les limites de cet essai – celles de notre compétence également, sans doute – nous interdisent pareille aventure. Nous nous contenterons donc d’un examen assez sommaire du style de Ghassan Tuéni tel qu’il se trouve incarné dans l’art qu’il a pratiqué tout au long d’une carrière de plus de 60 ans : celui de l’éditorial. Examen est même un mot trop prétentieux pour les dimensions de notre entreprise. Il s’agit, en effet, de plusieurs milliers d’articles aux sujets si variés qu’ils résisteraient à tout effort de classification. Force nous est, par conséquent, d’avouer qu’il s’agira de notre part d’une série de remarques plus ou moins éparses basée sur l’examen d’un échantillon d’articles bien limité autant en  nombre de spécimens que dans la durée de leur production.

Nous avons eu l’occasion ailleurs de signaler l’étonnement que le lecteur d’aujourd’hui ne manque pas d’éprouver devant la qualité des articles du jeune Tuéni qui, à l’âge de 22 ou de 23 ans, publie déjà dans al-Nahar des éditoriaux qui laissent croire à une expérience prolongée du genre. Cependant, ce constat, s’il vaut pour la cohérence des exposés et la force de l’impact, ne signifie pas que le style est déjà celui, unique, que l’auteur n’acquerra, en fait, que progressivement. Afin d’étayer nos remarques, nous tablerons, principalement mais non exclusivement, sur un choix d’articles appartenant aux années 1980, c’est-à-dire à une période de grande maturité littéraire de l’auteur mais, aussi, de crise politique générale pour le Liban : crise qui, bien naturellement, accaparait l’attention de Tuéni.

 

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En règle générale, Tuéni déploie son discours en trois temps. D’abord, il accumule les indications qui soulignent, contre toute prétention contraire, la ‘vraie’ nature du problème, mettant en relief ses dimensions ou son degré de gravité ; le cas échéant, il énumère les éventuels dangers d’une mesure envisagée tout en dénonçant les velléités de déni qu’il repère ou suspecte dans le camp opposé. En un deuxième temps, il prescrit une orientation de l’action ou, s’il y a lieu, une solution qu’il peut formuler, au besoin, en une série de mesures numérotées. Enfin, il met en garde contre toute tergiversation des responsables en faisant miroiter devant leurs yeux les conséquences de leur éventuelle pusillanimité et le jugement qu’une attitude passive ou négative dont ils se rendraient coupables mériteraient de la part de l’Autorité supérieure compétente (le Peuple, l’Histoire, etc.).

Le mode oratoire le plus emprunté par notre auteur est celui de l’admonestation. Son ‘ton’ est le plus souvent franchement ou implicitement critique, offensif même et railleur au besoin. On le voit rarement ‘envoyer des roses’ et quand il se décide à le faire, l’éloge est toujours discret et tient en  peu de place. La mention même du nom d’un responsable semble calculée, prenant même une allure de faveur particulière accordée à la personne concernée ou d’hommage rendu à son action. La neutralité du ton est également rare. En général, Tuéni n’adopte le mode narratif que lorsqu’il paraît estimer que son discours est sans prise sur les acteurs de son récit, ces derniers étant, par exemple, des personnages historiques ou des hommes politiques étrangers. Le passage aux propositions pratiques peut également occasionner de la part de l’éditorialiste un délaissement, du moins partiel, de sa cargaison de mots émotionnellement chargés et de tournures d’exception. La rareté relative des noms propres dans ses articles est l’un des indicateurs de l’altitude à laquelle le journaliste désire se placer. Elle lui permet également d’éviter des confrontations qui risqueraient d’abaisser ses combats au rang de chicaneries personnelles.

En effet, le souci le plus constant de notre éditorialiste est de rehausser le plan du débat, d’en anoblir les termes et les enjeux. Il repère, au-delà des urgences passagères et des questions de détail, ce qu’il estime être l’essentiel, la question de fond. S’il s’agit de ‘réunifier’ et de ‘libérer’ – déclare-t-il, par exemple – la méthode qu’il conviendrait d’adopter ne devrait pas être celle du ‘marchandage’ permanent mais bien la revitalisation du ‘Pacte’ et du ‘Pouvoir’. Et s’il s’agit de restaurer la démocratie – ajoute-t-il – elle devrait être ‘sociale’ aussi ; sinon les droits politiques se retrouveraient dépourvus de sens et de garanties.  Ailleurs, on le voit nous inviter à abandonner les intitulés traditionnels de portefeuilles ministériels pour faire de ceux-ci une nouvelle liste, sans doute plus courte, où figureraient des termes dénommant les principaux nœuds de problèmes effectifs dans lesquels le pays se débat : la sécurité, le territoire, l’économie, etc. En effet –  lit-on dans un article postérieur – les ministres sont censés représenter les ‘vrais problèmes’ bien plutôt que les forces politiques. Aussi l’auteur voudrait-il instaurer, pour ainsi dire, un rapport métonymique entre la dénomination des ministères et la liste des questions majeures posées au Liban en crise.

Dans la foulée de cette prédilection pour ‘le fond des choses’, Tuéni ne se privait pas de préconiser à tel sommet arabe une ligne de conduite ou une série de résolutions. Il pouvait s’attribuer une ‘place’ assez élevée pour jouer tout naturellement ce rôle de grand conseiller voire de directeur de conscience. En homme de terrain autant qu’en observateur chevronné, il prenait soin, d’autre part, d’expliquer aux Libanais ou, plus généralement, aux Arabes la logique des politiques internationales qui les concernaient. Il leur rappelait que leur ‘unité’ demeurait la condition indispensable d’une bonne réception de toute initiative internationale visant à favoriser le rétablissement de la paix chez eux ou leurs chances de faire valoir leurs droits.

Dans cette même problématique de la ‘place du locuteur’, on peut subsumer le constant souci de Tuéni d’user contre vents et marées, tout au long des années de guerre, de ce ‘Nous’ libanais contre lequel tout semblait, pourtant, comploter. Jamais notre éditorialiste n’a accepté de troquer, fût-ce momentanément, cette identité affichée contre une autre. Aux yeux de ce fervent grec-orthodoxe, si profondément engagé dans la vie communautaire, le ‘Nous’ chrétien rendu si proéminent, entre tous, par la polarisation des années de guerre, n’avait point d’attrait en tant que refuge politique offert. Bien conscient de la crise profonde où le ‘Nous’ libanais n’avait cessé de se débattre depuis des lustres, Tuéni lui attribuait, en l’endossant régulièrement, une sorte d’unité intuitive qui lui permettait d’en faire le sujet d’états ou d’actions bien souhaitables mais dont la réalité restait parfois à prouver. Le ‘vrai Liban’, le ‘Liban réel’, ‘le Liban des gens et du peuple’, ‘Nous’ les Libanais, surtout, avions – apparemment – marre des violences… voulions, par conséquent, en finir… alors que ‘les autres’ désiraient maintenir la ‘place’ embrasée qui servait si bien leurs desseins.

 

*

 

Sur un plan plus formel, des paragraphes courts, faits d’une, de 2 ou de 3 phrases chacun, définissent, pour ainsi dire, la macrostructure de l’article, en contribuant également à lui conférer ce rythme haletant et brisé si caractéristique du style de Tuéni et auquel d’autres facteurs que nous signalons plus loin viennent ajouter leurs souffles respectifs.

Le vocabulaire de Tuéni puise dans le registre courant de l’arabe moderne. Ni le langage commun ni la terminologie proprement politique n’affectent une allure recherchée ou trop spécialisée. Tuéni ne dédaigne même pas le recours aux mots du peuple pour accroître la dose de spontanéité d’un cri ou d’un avertissement (rizq Allah ‘alâ…, min ghayr charr !).  Néanmoins, aucune trace de vulgarité n’est repérable chez ce journaliste que nous savons si prompt à la critique. Bien au contraire, des usages d’un goût suspect, pourtant accrédités par beaucoup, font l’objet de la part de Tuéni, quand il se résout à les rappeler, d’une cinglante grimace de dégoût : par exemple, le mot ‘ifrâz’ (sécrétion) couramment employé pour désigner tel effet d’un processus politique. Les clins d’œil au vocabulaire coranique ou biblique ou encore à celui de tel poète arabe classique ne démentent jamais la clarté de la langue tuénienne. Ceci dit, Tuéni – nous l’avons indiqué – ne dédaigne pas les vocables mobilisateurs ou hauts en couleurs qui font au mieux son affaire d’éternel batailleur et de protestataire. Sa conscience bien rôdée des limites libanaises, et des siennes par conséquent, le préserve, toutefois, de tout élan démagogique.

En vérité, c’est dans les expressions, et non dans les mots, mais aussi dans la composition des phrases, qu’il faut chercher la source de cette impression de profonde originalité, de singularité même, que le style de Ghassan Tuéni fait à ses lecteurs. Quelques mariages inédits (mais non fortuits) de mots ordinaires (de substantifs et de qualificatifs, par exemple) lui suffisent, de par les perspectives de sens qu’ils entrouvrent, pour conférer un lustre exceptionnel à l’article entier. Ce lustre provient, en fait, non pas tant de l’originalité des combinaisons verbales en elles-mêmes, mais surtout de l’intrigue que chaque expression heureuse contient en germe et du message qui en fait une invitation à réfléchir.

Quoique inégalement longues (ce qui contribue à bannir toute monotonie du rythme du texte), les phrases de Tuéni le sont en règle générale. La plupart décrivent, chacune, un périple fort accidenté. C’est là un trait essentiel pour parfaire le mariage de la syntaxe avec le ton vivace, passablement oratoire même, et l’anxiété que reflète le contenu. Plusieurs procédés contribuent à produire cet effet sur le lecteur. L’un des plus fréquents, chez notre auteur, est le recours répété à la forme interrogative. Une question dénonce une idée reçue, une autre rappelle une évidence méconnue, etc. Souvent l’interrogation est déclenchée par un mot qui, soudain, arrête le cours de la phrase en appelant une vérification. On peut parler d’association d’idées ou de mots mais l’on devine aisément qu’elle n’a rien d’automatique. L’interrogation donne lieu à l’une de ces reparties qui, si nombreuses dans les textes de Tuéni, inculquent à son style une nervosité à laquelle ce dernier est reconnaissable. Y transparaît, en fait, l’impatience et l’anxiété de l’auteur, ses amertumes et ses accès de colère. Pour ce faire, la fréquence des questions est secondée par celle des propositions incidentes. Là aussi, c’est un mot qui, le plus souvent, introduit le besoin d’une nuance, d’une réserve ou d’une confirmation… Les incises contribuent, en tout cas, au halètement des phrases et des paragraphes en rendant possible la multiplication des reparties qui font avancer, à coups de brosse saccadés, l’émergence du tableau tuénien.

Quelques autres traits, d’inégale importance, caractéristiques de la syntaxe tuénienne rejoignent, quant à leur effet, ceux que nous venons de souligner et méritent, au moins, d’être signalés. Nous visons, par exemple, le traitement réservé à l’adjectif possessif qui devrait précéder un nom introduit par une conjonction. L’auteur s’abstient de le répéter, laissant implicite l’appartenance de ce nom dont la fonction grammaticale peut varier (yurîdûna istijlâbahu ilâ sumûdihim wa al-intizâr). D’où une impression de vide évité, de freinage au bord d’un gouffre, qui renforce considérablement la sensation provoquée par la phrase. On s’empêche mal de flairer là une allusion répétée au fameux couplet de l’hymne national libanais : Sahlunâ wa-l-jabal (…) qawlunâ wa-l-‘amal !…

Nous visons également ces chaînes de propositions ‘nominales’ (mubtada’ wa khabar) coordonnées ou, encore, de substantifs, flanqués chacun du qualificatif qui lui sied ou d’un complément du nom et reliés les uns aux autres par la conjonction ‘et’ : Tuéni les prolonge à souhait… jusqu’à  toucher parfois au pléonasme. Elles lui servent, le plus souvent, à marquer l’ampleur d’un problème, les dimensions multiples d’une situation. La remarquable abondance des qualificatifs et des compléments déterminatifs du nom marque l’urgence, pour l’auteur, d’affiner les contenus sémantiques qu’il propose ou de les étoffer. De son côté, la fréquence des propositions ‘nominales’, autrement dit attributives, contribue à l’entretien du ton plutôt péremptoire ou ‘définitif’ de Tuéni.

Dans d’autres suites, de verbes en l’occurrence, la relation causale domine de préférence : une action donne ou risque de donner lieu à une suivante : la conjonction ‘fa’ (al-fâ’ al-sababîya) se répète faisant ressortir, d’autant plus énergiquement, une détermination à rechercher ou à éviter. Les effets signalés ou présumés étant parfois des plus inattendus, le rythme devenu répétitif de la phrase, loin de provoquer une sensation de monotonie, conforte effectivement l’impression recherchée. D’autres répétitions remplissent la même fonction de renforcement : celle de l’adverbe de négation, par exemple, qui, en arabe revêt deux formes : là, kallà ! s’écrie souvent Tuéni, les faits et dits dont il ne veut point étant forcément les plus nombreux ! La répétition d’interjections : entre autres hadhâri!, l’équivalent de ‘gare!’, paraît servir également le même propos. Il en va de même de l’accent placé sur un pronom : il met en relief le nom auquel il renvoie (la’allahâ hiya hiya qadâyâ al-hukm wa al-watan). Etc.

Toujours sur le plan de la syntaxe, il convient de signaler le recours fréquent à l’inversion des termes de la phrase : il vise à ajouter au relief de l’élément placé en premier. Par son caractère de procédé d’exception, il contribue aussi et surtout à la complexité du rythme d’un passage ou de l’ensemble d’un article. Rare à son tour chez Tuéni, l’usage de tournures rares (chubbiha lahu an bi-l-harb sayabnî) est un procédé supplémentaire investi au service du même but. Moins intéressants (à notre avis, s’entend), quoique plus ‘voyants’, sont certains raccourcis empruntés au dialecte libanais (ou plus généralement grand-syrien) qui consistent à remplacer par l’article défini arabe (‘al’ al-ta’rîf) un pronom relatif ou, encore, à troquer un pronom personnel ‘séparé’ contre un autre ‘attaché’ (wa ammâ al-asmâ’ al-fî hajm al-barâmij wa akbar fa-ayna ?, ou encore : al-rijâl al-ismuhum bi-mathâbat barnâmaj wa akthar). Proposés au départ par un Sa’îd ‘Aql et adoptés par un Yûsuf al-Khâl, ces raccourcis, plutôt que d’être repris par Tuéni en tant qu’élément d’une réforme de l’écriture arabe, semblent faire figure chez lui de simple agrément de style. Au fil des années, leur apparition dans ses textes devient, d’ailleurs, de plus en plus rare. Toutefois, des traces assez clairsemées d’influence ‘’aqlienne’ restent visibles, chez Tuéni, à ce niveau des tournures ou des structures phrastiques. Par ailleurs, Tuéni résiste mal, parfois, à la facilité de certains jeux de mots, accrédités par la mode du moment : par exemple, celui que rend possible (après la signature du fameux ‘accord’) le double statut de nom propre et de nom commun du mot ‘tâ’if’ et aussi sa parenté morphologique avec le mot ‘tâ’ifa’ (communauté)…etc.

 

*

 

Les barrières entre les strates de notre analyse n’étant nullement étanches, nous avons effleuré, en parlant du vocabulaire et de la syntaxe de Tuéni, quelques particularités de la panoplie rhétorique que déroulent les éditoriaux tuéniens. En effet, une valeur rhétorique évidente se rattache au choix des mots, aux particularités structurelles de la phrase, au rythme induit aux phrases et aux paragraphes, à un certain usage des incises et des interrogatives, etc. Tout en mettant en avant ses arguments proprement dits, Tuéni s’efforce de convoquer le pathos du destinataire de ses discours. Moyennant ses ressources stylistiques, il veut impressionner afin de convaincre. D’où cette allure passablement bouillonnante de tirades dont le noyau logique ou factuel reste, pourtant, transparent. Se faisant polémique, il tend à donner à ses jugements la forme de verdicts : tendance que sert, entre autres – nous l’avons signalé – une préférence assez marquée pour la ‘phrase nominale’. L’adversaire, apparent ou non, devrait se retrouver au pied du mur…

Pour arriver à cette fin, Tuéni use, aussi et surtout, de force paradoxes qu’il repère et formule en maître du genre.  Aux yeux des Arabes – observe-t-il, par exemple – ‘seule l’occupation [ennemie] d’un territoire est susceptible de le rendre sacré et la récupération d’une terre [après l’avoir perdue] paraît récolter plus de suffrages que sa conservation’ ! Ailleurs, il déclare : ‘On en est arrivé à voir les guerres de libération consolider les occupations : tellement sont-elles non-libératrices’. Un exemple encore ? ‘Mais oui !, s’exclame Tuéni, C’est bien ainsi ! On abolit le communautarisme en amadouant les communautés via l’octroi de présidences, de vice-présidences et de fictions de présidences’ ! Etc., etc.

Une certaine prédilection pour les alternatives bipolaires paraît faire pendant à cette passion du paradoxe. Elle entretient la structure en verdict que nous venons de signaler. Elle sert bien aussi cette volonté d’’aller au fond des choses’ dont nous avons fait état. En effet, la bipolarité est souvent traduite par la forme ‘ou bien … ou bien…’, les deux termes de l’alternative ne se valant jamais. Parfois, la structure bipolaire passe par l’invention d’un nouveau couple de contraires. Aussi, devrait-on ‘arrêter la guerre illicite pour mériter [de faire] la guerre licite’. Encore – pour boucler cette boucle – une forme de bipolarité, dévastatrice, cette fois : afin de faire élire Élias Sarkis président de la République, on aurait, affirme Tuéni, ‘kidnappé une partie du quorum parlementaire pour faire venir des députés [à la séance d’élection] et kidnappé l’autre partie pour empêcher d’autres députés de venir’ !

Verdicts, paradoxes, couples bipolaires : ce sont, sans doute, les principaux outils que mobilise notre éditorialiste au service de sa mission d’admonestation. On peut, bien évidemment, énumérer beaucoup d’autres et l’on restera probablement loin du compte. En plus de ceux que nous avons déjà relevés, et aussi de la charge émotionnelle du vocabulaire tuénien, il nous paraît convenable de mentionner quelques autres procédés assez fréquents, sous la plume de notre auteur, ou particulièrement significatifs. Comment ne pas noter, par exemple, le penchant tuénien pour l’accentuation d’une affirmation ou d’une négation moyennant la répétition de l’élément moteur de la phrase ?  Comment ne pas marquer cet emploi de la conjonction ‘bal’ dont la fonction usuelle est de ‘corriger’ l’énoncé positif qui la précède ou de permettre le ‘remplacement’ de l’énoncé négatif mais qui sert, le plus souvent, chez Tuéni, à exagérer la gravité de l’un ou de l’autre ?  Akhta’nâ bal ajramnâ, déclare, par exemple, Tuéni (nous avons commis des fautes voire des crimes). Ou encore : Nasna’u al-anzimat wa al-qawânîn bal nadha’u charî’at-an jadîdat-an wa dustûr-an jadîd-an, rubbamâ, lâ ba’sa (‘Nous confectionnerons des règlements et des lois ou bien nous formulerons plutôt un nouveau droit, une nouvelle constitution, peut-être : pourquoi pas?’).

Ces artifices, et bien d’autres, convergent pour procurer à Tuéni  le style de redresseur de torts (mais fort pondéré) qui était le sien. Ils lui permettent de communiquer à son lecteur, en sus de l’intelligence d’une situation et des mesures susceptibles de la redresser, le sentiment de l’impatience de l’auteur et de son anxiété. Ils confèrent à son texte cette allure où une rationalité sûre d’elle-même livre un combat mouvementé ou lance des cris pétris d’émotion.

 

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L’analyse – on le sait – tue son objet. Ce modeste essai est bien là pour être lu. Il prétend rendre plus sensible le lecteur de Ghassan Tuéni aux secrets de l’écriture de ce dernier.  Toutefois, en vue d’accomplir au mieux cette tâche, notre analyse gagnerait à être déjà oubliée au moment où son  lecteur aura, de nouveau, sous les yeux, quelque texte de l’incomparable et bien vivant Ghassan Tuéni.

 

Bint-Jubayl, Juillet 2013

Contribution a l’ouvrage collectif “Ghassan Tueni, 1926-2012”, Dar Annahar, Beyrouth, 2014.