LIBAN, CHRONIQUES CIVILES
Un jour… un Liban des gens. Où l’Etat serait de droit, où les citoyens seraient responsables et redevables de leurs actes. Où les civilités seraient ordinaires.
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Archives de Tag: Ahmad Beydoun
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“Je” n’existe pas au Liban
[En guise de petit intermède avant le volet n°3 de la série de l’été sur les citoyens déboussolés!]
J’ai rêvé en lisant un petit livre majeur de l’historien Ahmad BEYDOUN au titre si peu accrocheur: La dégénérescence du Liban ou la réforme orpheline (publié en 2009 chez Actes SUD, collection Sindbad).
On y suit notamment les recommandations détaillées de l’auteur pour une réforme de la loi électorale libanaise et pour une relecture critique de l’accord de Taef en vue de la déconfessionnalisation complète des institutions et administrations publiques du pays. Cet accord respecte, via la création d’un Sénat, la représentation des communautés: rassurons vite les inquiets!
En quoi cette étude est-elle intéressante… jusqu’à faire rêver?! Dans ses conclusions et recommandations, elle ne fait aucune concession à une “démocratie du consensus” ni à une entente ni à un deal entre les “partenaires communautaires principaux”. Aucune concession donc à la littérature du “consociationisme”, ce courant de pensée qui pollue la réflexion sur “quel Liban-message possible?” depuis des années.
Oui, en lisant ces recommandations, j’ai fait le rêve du Liban dessiné par Ahmad BEYDOUN : un Liban qui serait un véritable pays-nation (patrie-watan), où les concitoyens seraient égaux en droits et en devoirs. Tout simplement!
J’ai rêvé d’un Liban-pays possible, dont nous nous éloignons de plus en plus.
Ce qui reste appelé Liban ressemble à des vêtements en loques avec lesquels on tente de couvrir, pudiquement, un territoire national profondément morcelé, où les gens sont divisés par les différents dirigeants politico-confessionnels. Et surtout, ce Liban en loques est habité par des gens qui ne réagissent pas ou plus, pris dans les méandres d’un sytème de domination “mbakal” (vissé) fait de corruption, de dépendance et de soumission à la communauté: un système ancien mais développé, “affiné” avec la guerre de 1975-1990.
Qu’advient-il à ceux qui contestent ou refusent l’identification à la (seule) commununauté? Ils sont “éliminés ou refoulés vers les marges” (Ahmad BEYDOUN, La Dégénérescence du Liban, p. 64).
On ne peut être plus clair.
Qu’il devient difficile d’être Libanais, simplement, uniquement un citoyen libanais (ou une citoyenne libanaise) et non pas un Libanais-affilié-à-tel-parti-et-telle-confession-et-tel-leader-politique-et/ou-religieux!!!
Qu’il est difficile de se présenter comme “seulement Libanais” et non pas “pour” ou “contre” Hassan Nasrallah, Saad Harriri, Michel Aoun, Samir Geagea, Walid Joumblatt et tous les autres zou’amas de la galaxie communautaire libanaise qui voudraient nous tenir lieu et place d’Etat et de référence collective ultime!
Comment dire “je” au Liban? Question naïve : “je” ne devrait pas exister, d’ailleurs “je” n’existe pas!
Nous sommes poussés toujours plus, nous autres citoyens Libanais et Libanaises, à nous noyer dans le collectif de nos confessions originelles respectives. Résister à la vague communautariste devient un effort à la fois intellectuel et concret quotidien, un effort de tous les instants. Or cette vague pousse le pays, sur le long terme, à passer d’un système d’Etat (très!) inaccompli à une forme de gouvernance collective à l’afghane, du type Loya Jerga! Est-ce donc là toute l’ambition des Libanais, toutes confessions confondues?
Un journaliste libanais écrit, dans le même esprit, à propos des médias libanais – et des Libanais résidents: ” Vous êtes un citoyen (libanais). Donc vous n’existez pas” (Mohanad HAGE-ALI). Son texte est savoureux et édifiant, ici en version anglaise.
Addendum (13 août): Dans la même “veine” si l’on peut dire, Joumana HADDAD écrit une lettre ouverte-pamphlet aux politiciens libanais.
La question qui reste ouverte est: intellectuels, journalistes, artistes, écrivains… ceux qui expriment leur refus de la situation de pourrissement actuelle restent, malheureusement, peu nombreux. Que représentent-ils donc, combien sont-ils par rapport à la majorité silencieuse, soumise?
Que et qui représentons-nous vraiment? Question douloureuse mais ô combien réaliste! Mon “je” existera-t-il, un jour, au Liban? Je parle du Liban des gens : ce Liban silencieux, invisible et nullement “représenté” ni par nous autres, sorte d’élite intellectuelle diffuse (auto-proclamée ou pas!), ni par sa classe politique en profonde faillite morale, ni par ces “hordes” de bandes armées qui écument les écrans du monde entier et les rues du pays.
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par Souha Tarraf • Tagué Ahmad Beydoun, citoyens libanais, déconfessionnalisation complète, Dégénérescence du Liban, gouvernance type Loya Gerga, Joumana HADDAD, Liban des gens non représenté, Mohanad Hage-Ali0mai 3 2013
De guerre lasse… We had a dream, a dream of a nation
(En guise de réponse au Beyrouthin)
“A Sayda ou à Nabatiyeh, on m’a cité le nom d’une personne qui ferait de la dactylo en français, mais pour vite me déconseiller de lui faire confiance, car sa relation avec la machine à écrire est identique à la relation entre les artilleurs et leur engin de mort… Telle est notre vie, cher ami et je ne m’en excuserai pas pour tout cela, car je devrais m’excuser d’une vie entière, et je trouve que c’est à Dieu de s’excuser pour cette vie qu’il nous laisse mener” [extrait d’une lettre adressée par Ahmad Beydoun à Ghassan Salamé durant l’été 1989, introduction au numéro spécial 125 de la revue Maghreb-Machreq, “Liban, les défis du quotidien“]
Je suis très touchée, Monsieur, par votre commentaire. Sachez que vos deux blogs (Les Lettres du Liban et Les carnets du Beyrouthin), parmi d’autres blogs et sites et entre autres raisons, ont contribué à me sortir de mon “à quoi bonisme” longtemps entretenu. A quoi bon ouvrir un blog comme lieu d’information et de communication sur le Liban me disais-je, il y en a déjà de nombreux et en arabe et en anglais: ces langues “portent” bien mieux que le français paraît-il. Et au-delà des langues d’expression, que dire encore qui n’ait été dit et redit…
La lassitude psychique [1] dont vous parlez et que vous exprimez au long de vos Lettres méticuleusement préparées [2], je la vois chez bien des gens qui ont plus de 50 ans aujourd’hui, ceux qui ont eu 10, 15 ou 20 ans en 1975 [3]. Ceux dont l’adolescence et la jeunesse ont été volées en 1975… Et qui souffrent aujourd’hui d’une sorte d’amnésie collective (imposée?) sur le passé proche, comme le dit Naji ZAHAR dans son très beau site et au cours d’entretiens avec Sune HAUGBOLLE [4].
Samir FRANGIE l’a relevé maintes fois, les Libanais ont souffert mais séparément : ils n’ont pas eu la même “pratique” du conflit entre 1975 et 1990. Ainsi, selon la géographie de leur cantonnement territorial et politique-sécuritaire, ils n’ont pas vécu les invasions et occupations militaires israéliennes de la même manière ; ils n’ont pas vécu non plus la présence et l’occupation militaire et sécuritaire syrienne de la même manière; idem pour les différentes guerres (intra et interconfessionnelles) dans la guerre.
Nous sommes toujours dans le même cas de figure aujourd’hui, au printemps 2013 : les événements qui se passent loin de leur espace de vie quotidien n’intéressent pas, ne concernent pas les citoyens. C’est aussi primaire que cela.
Dit autrement: on ne vit pas de la même manière le Liban et ses multiples conflits selon le lieu (rue, quartier, localité, région) où l’on réside, dans un pays-territoire à la fois très réduit en superficie et très quadrillé, polarisé politiquement.
Une nouvelle question surgit: y avait-il au cours de la guerre “une frontière entre la société civile (…) et la société milicienne”? [5] Y avait-il d’un côté les gens ordinaires (les bons, les “civils innocents”) [6] et de l’autre les miliciens (les méchants)? Tout était-il si limpide, tranché?
Selon Elias ATTALAH [7], “tout le monde” était peu ou prou participant à la guerre, même moralement, ceux passifs sur leurs balcons comme ceux qui étaient “employés de banque le matin, miliciens le soir; étudiants en janvier, combattants en juin. Combien de Libanais ont-ils été intégrés au système des milices, faute de mieux, s’y sont fait une niche, et ne s’imaginent plus en sortir?” [8]
Ahmad BEYDOUN théorise ce point de vue sous l’expression de “guerre-système“: la guerre comme système social, système de haine.
Cette lettre que j’avais commencée à adresser à une génération lasse, celle des Libanais jeunes et adolescents en 1975 (dont vous faites partie, Monsieur le Beyrouthin)… voilà que je me retrouve à devoir me/nous l’adresser à nous-mêmes aujourd’hui en 2013, près de 40 ans après le début de “l’autre guerre”. Voilà que je me retrouve à chercher dans mes documents “anciens” des livres, des articles, des travaux que je pensais classés et en quelques sorte “dépassés”, sur le thème de la guerre civile libanaise. Est-elle vraiment dépassée, la guerre?
Nos enfants et petits-enfants pourront nous reprocher de ne pas leur avoir dit le pourquoi de cette guerre – et surtout de ces guerres toujours recommencées. L’autre reproche pourrait être: qu’avons-nous donc fait pour l’arrêter? Que peuvent faire des civils englués dans un conflit violent? Rien?
L’extrait cité quelques lignes plus haut sur les miliciens-étudiants ou miliciens-employés date de 1989: qui s’étonne aujourd’hui de constater que ces situations (de “double emploi”) continuent d’exister? L’espace de la société civile est envahi par la société milicienne, de manière moins généralisée que dans les années 80 mais non moins pernicieuse et néfaste sur le long terme. Des pans de quartiers, du moins des “poches miliciennes” ont perduré et se sont à nouveau développées à Bab Tebbaneh, Jabal Mohsen, Abi Samra, Zahrieh pour m’en tenir au seul cas de Tripoli. Il n’est pas étonnant que ces “poches miliciennes” soient aussi et avant tout, des poches de pauvreté et de mal-développement, des territoires délaissés depuis longtemps par l’Etat, son administration et ses services. Et d’autant plus aisément “récupérés” par les mouvances miliciennes et de tous types de contestation de l’Etat – dans les mêmes noyaux familiaux déshérités.
Guerre-système, d’une génération à l’autre.
En pleine guerre des chefs dans le Beyrouth-Est de 1989, Ghassan Salamé faisait un amer constat :
“On a souvent admiré la capacité des Libanais à s’adapter aux circonstances, mais on n’a pas assez vu le piège béant que cette admiration cachait. Car s’adapter, c’est survivre, certes, mais c’est aussi montrer moins d’impatience face à la guerre, c’est désirer moins intensément la paix. (…) Ceux qui survivent ne sont donc pas nécessairement les plus avides de paix civile. Ils la souhaitent certes, mais n’en ont guère une approche programmatique. Le grand dilemne du pays, c’est que les forces de destruction semblent avoir des projets conscients qu’ils exécutent, pour leur compte ou pour d’autres. Le camp de la paix n’a que la nostalgie pour arme, et le souvenir pour horizon; il attend le retour de la paix, sur place ou à l’étranger, mais il ne fait pas grand chose pour y accéder” [9].
Ceux qui liront ce passage seront étonnés, peinés de se retrouver “téléportés” un quart de siècle en arrière. Ghassan Salamé parlait déjà, faute de mieux, de guerre civile froide – en 1989.
Ahmad Beydoun va beaucoup plus loin dans une série de trois textes datant de 1988 et 1989 (au plus fort des combats violents dans Beyrouth-Est): il réfute les “gros mots” confortablement écrits tels que “camp de la paix” pour analyser magistralement la guerre au Liban comme un système social construit pour durer.
Je cite cet historien peu prolixe et aux interventions d’autant plus précieuses [10] ; ses mots sont pleins d’un réalisme désabusé, ironique et las tout à la fois – avec une sorte de programmatique lucide d’un après-guerre “un jour, peut-être” à venir:
“Nous pensons, quant à nous, que ce que la crise libanaise a apporté – et continue d’apporter – d’essentiellement neuf, c’est l’instauration profonde des conditions de sa propre perduration. Il ne suffit pas – nous venons de le dire – d’expliquer la guerre par l’histoire : en tant que situation durable (elle fête bientôt son 13ème anniversaire), elle doit être expliquée aussi et surtout, par les événements et les changements de toutes sortes qu’elle a, elle-même, comportés. Car un état de choses qui dure, tend, en se généralisant, à s’instituer en système. Aussi la guerre civile est-elle devenue aujourd’hui le régime de la société libanaise. Elle n’est nullement réductible à un amas de “circonstances anormales” dont chacune devrait être ramenée à sa norme d’avant-guerre ou à celle, imaginaire, que colportaient nos projets d’avenir, projets que la guerre est justement venue briser. En s’élevant progressivement à la dignité de régime social, la guerre devient de moins en moins comparable aux masses hétéroclites de décombres qu’elle produit ou aux anomalies qu’elle nous impose par milliers. Une conséquence de cette transformation, c’est que la paix ne pourra plus être un simple “arrêt” de la guerre. Elle devra n’être ni plus ni moins que le remplacement – complexe, progressif – d’un système par un autre. Ce remplacement ne pourra pas avoir l’avant-guerre pour unique référence: c’est là une autre conséquence capitale du nouveau statut acquis par la guerre. La première référence de la paix devra être la guerre elle-même dont l’analyse critique aura à inspirer l’image d’un nouvel avenir”
[Ahmad BEYDOUN : Les civils dans la guerre incivile. Guerre-système et résistance pacifique, page 181 – écrit en 1988].
Un jour viendra-t-il où nous dirons (où nos proches descendants diront): “We had a dream, a dream of a nation…” ?
Que faire, comment en sortir? Que peut faire la société civile, tant paraît profond le gouffre qui nous sépare nous autres “gens ordinaires” d’une classe politique en faillite? J’entends des voix dire: et la société civile, n’est-elle pas (elle aussi) en faillite?! Les hommes politiques sont issus de cette société-là, que cela nous plaise ou non de le reconnaître! Si l’on se réfère à l’analyse d’Ahmad Beydoun, notre société est en effet en crise tout comme la “viabilité” du pays est sujette à une crise chronique [11].
A la fin des années 1990, Karam KARAM s’est intéressé aux mouvements civils au Liban et en a tiré un travail de thèse très riche (publié en 2006 aux éditions Karthala: Le mouvement civil au Liban). Même s’il conclut sur un “blocage” de l’action civile (p. 330-331), la société libanaise est actuellement traversée par des actions et mouvances associatives (que je ne sais qualifier au plus précis: civiles? civiques? citoyennes?) – y compris sur les réseaux sociaux et internet – qui même réduites à quelques milliers de personnes, rassurent sur un potentiel de re-création possible.
Encore faudrait-il s’assurer que nous sommes sortis de la guerre comme système social… En sommes-nous complètement sortis? Les réponses à cette question loin d’être caduque aujourd’hui sont complexes, malgré la reconstruction étrange (littéralement étrange!) en cours du centre de Beyrouth, des infrastructures et autres axes routiers. Les axes de communication dans les têtes, entre les individus-citoyens, eux, prennent du retard.
Il faudrait ouvrir vers une autre question encore, celle du travail de/sur la mémoire. Réservons les tentatives d’apporter des idées, d’autres interrogations sur ces deux thèmes liés, vastes et complexes (la guerre comme système de vie et la mémoire) à des développements ultérieurs – dans d’autres billets.
[1] Psychique, définition du Littré: “qui a rapport à l’âme, aux facultés intellectuelles et morales.”
[2] D’autres ont encore la force du sarcasme comme mode d’expression! Je veux parler du blog Heuristiques, qui est en partie un lieu-hommage au travail d’Ahmad Beydoun et de Waddah Charara, ces deux “penseurs” au sens ancien.
[3] Précisions: je suis née en 1965, j’avais donc 10 ans au début de la guerre mais j’étais loin, au bord de l’Atlantique (Dakar, Sénégal). C’est à travers mon père, toujours rivé à son énorme radio Philips (qui captait toutes les ondes possibles et sifflait et chuintait à merveille), lui qui ne pouvait retenir ses larmes en écoutant les chants de Fayrouz, que le Liban “patrie” (watan) a commencé à prendre vaguement du sens.
[4] www.111101.net est le nom du site de Naji ZAHAR. Le travail important de Sune HAUGBOLLE, sur lequel je reviendrai dans un prochain billet, est: War and Memory in Lebanon, Cambridge University Press, 2010
[5] Question posée en 1989 par Ghassan Salamé (p. 12)
[6] Ceux que nomme Georges CORM dans sa Géopolitique du conflit libanais (éditions La Découverte, 1986) “les civils innocents”. Cette notion est justement critiquée par Ahmad BEYDOUN dans un article publié dans le recueil Le Liban, itinéraires dans une guerre incivile (éditions Karthala Cermoc, 1993).
[7] Voir le site http://www.umam-dr.org/projectInfo
[8] Ghassan Salamé, idem
[9] Ghassan Salamé, p. 11
[10] Le blog Heuristiques est en partie dédié à ses travaux, une initiative à saluer et souligner (cf. la partie Archives du blog Heuristiques). Voir la note 2
[11] Il faut bien sûr ici saluer et rappeler le travail de fond de UMAM et de Memory at Work
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par Souha Tarraf • Tagué Ahmad Beydoun, civils innocents?, Ghassan Salamé, guerre système social, poches miliciennes, Tripoli-Liban