Le Style de Ghassan Tueni

 

Un Style

 

Ahmad Beydoun

 

 

Ghassan Tuéni se plaignait parfois d’avoir été empêché par son métier de journaliste de poursuivre la carrière de chercheur ou de ‘penseur’ à plein temps à laquelle semblait le promettre sa formation académique: c’est-à-dire d’avoir le loisir de s’arracher au quotidien pour produire des ouvrages de longue haleine. Ce regret semble l’avoir obsédé assez pour le pousser à de nombreuses reprises à contourner son activité éditoriale ou à la déserter carrément pendant des périodes plus ou moins longues afin de rapporter au bout de cet éloignement, parfois physique, de son journal un livre ‘proprement dit’… un livre qui serait autre chose ou, pourrait-on dire, plus qu’un recueil d’éditoriaux.

En définitive, Tuéni a pu s’essayer à plus d’un genre situé entre les deux extrêmités de l’éditorial rédigé d’un trait et de l’ouvrage considérable, robustement construit et dûment documenté. Nous lui devons, surtout, une importante somme de conférences dont plusieurs ont été réunies en volume et d’autres éditées en fascicule. On connaissait déjà sa maîtrise remarquable de l’entretien télévisé, lorsque parut Sirr al-Mihna wa Asrâr ukhra : un vrai chef d’œuvre autobiographique revêtant la forme de dialogue où Tuéni répond aux questions de ses interlocuteurs, relatives surtout à sa carrière de journaliste mais aussi à ses aventures d’homme politique et de diplomate et à son parcours d’individu privé aux scansions si souvent tragiques. Tuéni devait récidiver, près d’une décennie plus tard, en participant à un autre ouvrage, dialogué, lui aussi, mais bien différent du précédent. Il s’agit d’Un Siècle pour Rien qu’il signa avec Jean Lacouture et Gérard D. Khoury. Le dialogue y prend la forme, non pas de questions et de réponses, mais de séries d’interventions où les partenaires se relaient pour analyser un thème ou couvrir une période. Enterrer la Haine et la Violence dont la forme dialoguée reste discrète appartient pleinement au genre autobiographique et clôt peu de temps avant le silence de la dernière étape, cette série d’ouvrages de Tuéni où la présence d’une – ou de plus d’une – autre voix met en relief le discours de Tuéni.

À la panoplie des genres fréquentés par Tuéni, nous devons ajouter la littérature épistolaire. Les Rasâ’il ilâ al-Ra’îs Elias Sarkis, pièces tirées de la correspondance diplomatique entretenue par l’auteur pendant les années où il a représenté le Liban à l’ONU, ne constituent peut-être  que le sommet d’un iceberg promis, peut-on espérer, à une progressive émergence posthume. Enfin, l’œuvre de Tuéni, certes dominée par sa production de journaliste, compte au moins un titre appartenant de plein droit à la catégorie du livre de longue haleine : genre auquel Tuéni regrettait – nous l’avons signalé – de ne pas avoir pu dévouer la part la plus considérable de sa carrière d’auteur. Il s’agit d’Une Guerre pour les Autres qui, tablant, par-delà sa forme revendiquée de ‘témoignage, sur une puissante documentation largement exclusive, couvre la première moitié de la guerre du Liban et reste aujourd’hui encore, l’un des ouvrages qui font autorité sur cette guerre mais aussi le livre dont la ‘thèse’ centrale, très sommairement suggérée par un titre souvent mal compris, demeure au cœur de toutes les discussions, polémiques ou raisonnées, sur la ‘nature’ de la guerre analysée.

 

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Cette variété de genres pratiqués correspond-t-elle, chez Tuéni, à une maîtrise égale des styles, forcément divers, qui lui sont attachés ? Une réponse réfléchie à cette question exigerait une analyse stylistique successive d’échantillons plus ou moins représentatifs de la diversité d’une œuvre trilingue, au surplus. Elle exigerait aussi une recherche des modes d’expression de la personnalité tuénienne qui, engagée dans une dynamique aux étapes souvent tourmentées, n’en garde pas moins une évidente unité fondamentale. Les limites de cet essai – celles de notre compétence également, sans doute – nous interdisent pareille aventure. Nous nous contenterons donc d’un examen assez sommaire du style de Ghassan Tuéni tel qu’il se trouve incarné dans l’art qu’il a pratiqué tout au long d’une carrière de plus de 60 ans : celui de l’éditorial. Examen est même un mot trop prétentieux pour les dimensions de notre entreprise. Il s’agit, en effet, de plusieurs milliers d’articles aux sujets si variés qu’ils résisteraient à tout effort de classification. Force nous est, par conséquent, d’avouer qu’il s’agira de notre part d’une série de remarques plus ou moins éparses basée sur l’examen d’un échantillon d’articles bien limité autant en  nombre de spécimens que dans la durée de leur production.

Nous avons eu l’occasion ailleurs de signaler l’étonnement que le lecteur d’aujourd’hui ne manque pas d’éprouver devant la qualité des articles du jeune Tuéni qui, à l’âge de 22 ou de 23 ans, publie déjà dans al-Nahar des éditoriaux qui laissent croire à une expérience prolongée du genre. Cependant, ce constat, s’il vaut pour la cohérence des exposés et la force de l’impact, ne signifie pas que le style est déjà celui, unique, que l’auteur n’acquerra, en fait, que progressivement. Afin d’étayer nos remarques, nous tablerons, principalement mais non exclusivement, sur un choix d’articles appartenant aux années 1980, c’est-à-dire à une période de grande maturité littéraire de l’auteur mais, aussi, de crise politique générale pour le Liban : crise qui, bien naturellement, accaparait l’attention de Tuéni.

 

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En règle générale, Tuéni déploie son discours en trois temps. D’abord, il accumule les indications qui soulignent, contre toute prétention contraire, la ‘vraie’ nature du problème, mettant en relief ses dimensions ou son degré de gravité ; le cas échéant, il énumère les éventuels dangers d’une mesure envisagée tout en dénonçant les velléités de déni qu’il repère ou suspecte dans le camp opposé. En un deuxième temps, il prescrit une orientation de l’action ou, s’il y a lieu, une solution qu’il peut formuler, au besoin, en une série de mesures numérotées. Enfin, il met en garde contre toute tergiversation des responsables en faisant miroiter devant leurs yeux les conséquences de leur éventuelle pusillanimité et le jugement qu’une attitude passive ou négative dont ils se rendraient coupables mériteraient de la part de l’Autorité supérieure compétente (le Peuple, l’Histoire, etc.).

Le mode oratoire le plus emprunté par notre auteur est celui de l’admonestation. Son ‘ton’ est le plus souvent franchement ou implicitement critique, offensif même et railleur au besoin. On le voit rarement ‘envoyer des roses’ et quand il se décide à le faire, l’éloge est toujours discret et tient en  peu de place. La mention même du nom d’un responsable semble calculée, prenant même une allure de faveur particulière accordée à la personne concernée ou d’hommage rendu à son action. La neutralité du ton est également rare. En général, Tuéni n’adopte le mode narratif que lorsqu’il paraît estimer que son discours est sans prise sur les acteurs de son récit, ces derniers étant, par exemple, des personnages historiques ou des hommes politiques étrangers. Le passage aux propositions pratiques peut également occasionner de la part de l’éditorialiste un délaissement, du moins partiel, de sa cargaison de mots émotionnellement chargés et de tournures d’exception. La rareté relative des noms propres dans ses articles est l’un des indicateurs de l’altitude à laquelle le journaliste désire se placer. Elle lui permet également d’éviter des confrontations qui risqueraient d’abaisser ses combats au rang de chicaneries personnelles.

En effet, le souci le plus constant de notre éditorialiste est de rehausser le plan du débat, d’en anoblir les termes et les enjeux. Il repère, au-delà des urgences passagères et des questions de détail, ce qu’il estime être l’essentiel, la question de fond. S’il s’agit de ‘réunifier’ et de ‘libérer’ – déclare-t-il, par exemple – la méthode qu’il conviendrait d’adopter ne devrait pas être celle du ‘marchandage’ permanent mais bien la revitalisation du ‘Pacte’ et du ‘Pouvoir’. Et s’il s’agit de restaurer la démocratie – ajoute-t-il – elle devrait être ‘sociale’ aussi ; sinon les droits politiques se retrouveraient dépourvus de sens et de garanties.  Ailleurs, on le voit nous inviter à abandonner les intitulés traditionnels de portefeuilles ministériels pour faire de ceux-ci une nouvelle liste, sans doute plus courte, où figureraient des termes dénommant les principaux nœuds de problèmes effectifs dans lesquels le pays se débat : la sécurité, le territoire, l’économie, etc. En effet –  lit-on dans un article postérieur – les ministres sont censés représenter les ‘vrais problèmes’ bien plutôt que les forces politiques. Aussi l’auteur voudrait-il instaurer, pour ainsi dire, un rapport métonymique entre la dénomination des ministères et la liste des questions majeures posées au Liban en crise.

Dans la foulée de cette prédilection pour ‘le fond des choses’, Tuéni ne se privait pas de préconiser à tel sommet arabe une ligne de conduite ou une série de résolutions. Il pouvait s’attribuer une ‘place’ assez élevée pour jouer tout naturellement ce rôle de grand conseiller voire de directeur de conscience. En homme de terrain autant qu’en observateur chevronné, il prenait soin, d’autre part, d’expliquer aux Libanais ou, plus généralement, aux Arabes la logique des politiques internationales qui les concernaient. Il leur rappelait que leur ‘unité’ demeurait la condition indispensable d’une bonne réception de toute initiative internationale visant à favoriser le rétablissement de la paix chez eux ou leurs chances de faire valoir leurs droits.

Dans cette même problématique de la ‘place du locuteur’, on peut subsumer le constant souci de Tuéni d’user contre vents et marées, tout au long des années de guerre, de ce ‘Nous’ libanais contre lequel tout semblait, pourtant, comploter. Jamais notre éditorialiste n’a accepté de troquer, fût-ce momentanément, cette identité affichée contre une autre. Aux yeux de ce fervent grec-orthodoxe, si profondément engagé dans la vie communautaire, le ‘Nous’ chrétien rendu si proéminent, entre tous, par la polarisation des années de guerre, n’avait point d’attrait en tant que refuge politique offert. Bien conscient de la crise profonde où le ‘Nous’ libanais n’avait cessé de se débattre depuis des lustres, Tuéni lui attribuait, en l’endossant régulièrement, une sorte d’unité intuitive qui lui permettait d’en faire le sujet d’états ou d’actions bien souhaitables mais dont la réalité restait parfois à prouver. Le ‘vrai Liban’, le ‘Liban réel’, ‘le Liban des gens et du peuple’, ‘Nous’ les Libanais, surtout, avions – apparemment – marre des violences… voulions, par conséquent, en finir… alors que ‘les autres’ désiraient maintenir la ‘place’ embrasée qui servait si bien leurs desseins.

 

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Sur un plan plus formel, des paragraphes courts, faits d’une, de 2 ou de 3 phrases chacun, définissent, pour ainsi dire, la macrostructure de l’article, en contribuant également à lui conférer ce rythme haletant et brisé si caractéristique du style de Tuéni et auquel d’autres facteurs que nous signalons plus loin viennent ajouter leurs souffles respectifs.

Le vocabulaire de Tuéni puise dans le registre courant de l’arabe moderne. Ni le langage commun ni la terminologie proprement politique n’affectent une allure recherchée ou trop spécialisée. Tuéni ne dédaigne même pas le recours aux mots du peuple pour accroître la dose de spontanéité d’un cri ou d’un avertissement (rizq Allah ‘alâ…, min ghayr charr !).  Néanmoins, aucune trace de vulgarité n’est repérable chez ce journaliste que nous savons si prompt à la critique. Bien au contraire, des usages d’un goût suspect, pourtant accrédités par beaucoup, font l’objet de la part de Tuéni, quand il se résout à les rappeler, d’une cinglante grimace de dégoût : par exemple, le mot ‘ifrâz’ (sécrétion) couramment employé pour désigner tel effet d’un processus politique. Les clins d’œil au vocabulaire coranique ou biblique ou encore à celui de tel poète arabe classique ne démentent jamais la clarté de la langue tuénienne. Ceci dit, Tuéni – nous l’avons indiqué – ne dédaigne pas les vocables mobilisateurs ou hauts en couleurs qui font au mieux son affaire d’éternel batailleur et de protestataire. Sa conscience bien rôdée des limites libanaises, et des siennes par conséquent, le préserve, toutefois, de tout élan démagogique.

En vérité, c’est dans les expressions, et non dans les mots, mais aussi dans la composition des phrases, qu’il faut chercher la source de cette impression de profonde originalité, de singularité même, que le style de Ghassan Tuéni fait à ses lecteurs. Quelques mariages inédits (mais non fortuits) de mots ordinaires (de substantifs et de qualificatifs, par exemple) lui suffisent, de par les perspectives de sens qu’ils entrouvrent, pour conférer un lustre exceptionnel à l’article entier. Ce lustre provient, en fait, non pas tant de l’originalité des combinaisons verbales en elles-mêmes, mais surtout de l’intrigue que chaque expression heureuse contient en germe et du message qui en fait une invitation à réfléchir.

Quoique inégalement longues (ce qui contribue à bannir toute monotonie du rythme du texte), les phrases de Tuéni le sont en règle générale. La plupart décrivent, chacune, un périple fort accidenté. C’est là un trait essentiel pour parfaire le mariage de la syntaxe avec le ton vivace, passablement oratoire même, et l’anxiété que reflète le contenu. Plusieurs procédés contribuent à produire cet effet sur le lecteur. L’un des plus fréquents, chez notre auteur, est le recours répété à la forme interrogative. Une question dénonce une idée reçue, une autre rappelle une évidence méconnue, etc. Souvent l’interrogation est déclenchée par un mot qui, soudain, arrête le cours de la phrase en appelant une vérification. On peut parler d’association d’idées ou de mots mais l’on devine aisément qu’elle n’a rien d’automatique. L’interrogation donne lieu à l’une de ces reparties qui, si nombreuses dans les textes de Tuéni, inculquent à son style une nervosité à laquelle ce dernier est reconnaissable. Y transparaît, en fait, l’impatience et l’anxiété de l’auteur, ses amertumes et ses accès de colère. Pour ce faire, la fréquence des questions est secondée par celle des propositions incidentes. Là aussi, c’est un mot qui, le plus souvent, introduit le besoin d’une nuance, d’une réserve ou d’une confirmation… Les incises contribuent, en tout cas, au halètement des phrases et des paragraphes en rendant possible la multiplication des reparties qui font avancer, à coups de brosse saccadés, l’émergence du tableau tuénien.

Quelques autres traits, d’inégale importance, caractéristiques de la syntaxe tuénienne rejoignent, quant à leur effet, ceux que nous venons de souligner et méritent, au moins, d’être signalés. Nous visons, par exemple, le traitement réservé à l’adjectif possessif qui devrait précéder un nom introduit par une conjonction. L’auteur s’abstient de le répéter, laissant implicite l’appartenance de ce nom dont la fonction grammaticale peut varier (yurîdûna istijlâbahu ilâ sumûdihim wa al-intizâr). D’où une impression de vide évité, de freinage au bord d’un gouffre, qui renforce considérablement la sensation provoquée par la phrase. On s’empêche mal de flairer là une allusion répétée au fameux couplet de l’hymne national libanais : Sahlunâ wa-l-jabal (…) qawlunâ wa-l-‘amal !…

Nous visons également ces chaînes de propositions ‘nominales’ (mubtada’ wa khabar) coordonnées ou, encore, de substantifs, flanqués chacun du qualificatif qui lui sied ou d’un complément du nom et reliés les uns aux autres par la conjonction ‘et’ : Tuéni les prolonge à souhait… jusqu’à  toucher parfois au pléonasme. Elles lui servent, le plus souvent, à marquer l’ampleur d’un problème, les dimensions multiples d’une situation. La remarquable abondance des qualificatifs et des compléments déterminatifs du nom marque l’urgence, pour l’auteur, d’affiner les contenus sémantiques qu’il propose ou de les étoffer. De son côté, la fréquence des propositions ‘nominales’, autrement dit attributives, contribue à l’entretien du ton plutôt péremptoire ou ‘définitif’ de Tuéni.

Dans d’autres suites, de verbes en l’occurrence, la relation causale domine de préférence : une action donne ou risque de donner lieu à une suivante : la conjonction ‘fa’ (al-fâ’ al-sababîya) se répète faisant ressortir, d’autant plus énergiquement, une détermination à rechercher ou à éviter. Les effets signalés ou présumés étant parfois des plus inattendus, le rythme devenu répétitif de la phrase, loin de provoquer une sensation de monotonie, conforte effectivement l’impression recherchée. D’autres répétitions remplissent la même fonction de renforcement : celle de l’adverbe de négation, par exemple, qui, en arabe revêt deux formes : là, kallà ! s’écrie souvent Tuéni, les faits et dits dont il ne veut point étant forcément les plus nombreux ! La répétition d’interjections : entre autres hadhâri!, l’équivalent de ‘gare!’, paraît servir également le même propos. Il en va de même de l’accent placé sur un pronom : il met en relief le nom auquel il renvoie (la’allahâ hiya hiya qadâyâ al-hukm wa al-watan). Etc.

Toujours sur le plan de la syntaxe, il convient de signaler le recours fréquent à l’inversion des termes de la phrase : il vise à ajouter au relief de l’élément placé en premier. Par son caractère de procédé d’exception, il contribue aussi et surtout à la complexité du rythme d’un passage ou de l’ensemble d’un article. Rare à son tour chez Tuéni, l’usage de tournures rares (chubbiha lahu an bi-l-harb sayabnî) est un procédé supplémentaire investi au service du même but. Moins intéressants (à notre avis, s’entend), quoique plus ‘voyants’, sont certains raccourcis empruntés au dialecte libanais (ou plus généralement grand-syrien) qui consistent à remplacer par l’article défini arabe (‘al’ al-ta’rîf) un pronom relatif ou, encore, à troquer un pronom personnel ‘séparé’ contre un autre ‘attaché’ (wa ammâ al-asmâ’ al-fî hajm al-barâmij wa akbar fa-ayna ?, ou encore : al-rijâl al-ismuhum bi-mathâbat barnâmaj wa akthar). Proposés au départ par un Sa’îd ‘Aql et adoptés par un Yûsuf al-Khâl, ces raccourcis, plutôt que d’être repris par Tuéni en tant qu’élément d’une réforme de l’écriture arabe, semblent faire figure chez lui de simple agrément de style. Au fil des années, leur apparition dans ses textes devient, d’ailleurs, de plus en plus rare. Toutefois, des traces assez clairsemées d’influence ‘’aqlienne’ restent visibles, chez Tuéni, à ce niveau des tournures ou des structures phrastiques. Par ailleurs, Tuéni résiste mal, parfois, à la facilité de certains jeux de mots, accrédités par la mode du moment : par exemple, celui que rend possible (après la signature du fameux ‘accord’) le double statut de nom propre et de nom commun du mot ‘tâ’if’ et aussi sa parenté morphologique avec le mot ‘tâ’ifa’ (communauté)…etc.

 

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Les barrières entre les strates de notre analyse n’étant nullement étanches, nous avons effleuré, en parlant du vocabulaire et de la syntaxe de Tuéni, quelques particularités de la panoplie rhétorique que déroulent les éditoriaux tuéniens. En effet, une valeur rhétorique évidente se rattache au choix des mots, aux particularités structurelles de la phrase, au rythme induit aux phrases et aux paragraphes, à un certain usage des incises et des interrogatives, etc. Tout en mettant en avant ses arguments proprement dits, Tuéni s’efforce de convoquer le pathos du destinataire de ses discours. Moyennant ses ressources stylistiques, il veut impressionner afin de convaincre. D’où cette allure passablement bouillonnante de tirades dont le noyau logique ou factuel reste, pourtant, transparent. Se faisant polémique, il tend à donner à ses jugements la forme de verdicts : tendance que sert, entre autres – nous l’avons signalé – une préférence assez marquée pour la ‘phrase nominale’. L’adversaire, apparent ou non, devrait se retrouver au pied du mur…

Pour arriver à cette fin, Tuéni use, aussi et surtout, de force paradoxes qu’il repère et formule en maître du genre.  Aux yeux des Arabes – observe-t-il, par exemple – ‘seule l’occupation [ennemie] d’un territoire est susceptible de le rendre sacré et la récupération d’une terre [après l’avoir perdue] paraît récolter plus de suffrages que sa conservation’ ! Ailleurs, il déclare : ‘On en est arrivé à voir les guerres de libération consolider les occupations : tellement sont-elles non-libératrices’. Un exemple encore ? ‘Mais oui !, s’exclame Tuéni, C’est bien ainsi ! On abolit le communautarisme en amadouant les communautés via l’octroi de présidences, de vice-présidences et de fictions de présidences’ ! Etc., etc.

Une certaine prédilection pour les alternatives bipolaires paraît faire pendant à cette passion du paradoxe. Elle entretient la structure en verdict que nous venons de signaler. Elle sert bien aussi cette volonté d’’aller au fond des choses’ dont nous avons fait état. En effet, la bipolarité est souvent traduite par la forme ‘ou bien … ou bien…’, les deux termes de l’alternative ne se valant jamais. Parfois, la structure bipolaire passe par l’invention d’un nouveau couple de contraires. Aussi, devrait-on ‘arrêter la guerre illicite pour mériter [de faire] la guerre licite’. Encore – pour boucler cette boucle – une forme de bipolarité, dévastatrice, cette fois : afin de faire élire Élias Sarkis président de la République, on aurait, affirme Tuéni, ‘kidnappé une partie du quorum parlementaire pour faire venir des députés [à la séance d’élection] et kidnappé l’autre partie pour empêcher d’autres députés de venir’ !

Verdicts, paradoxes, couples bipolaires : ce sont, sans doute, les principaux outils que mobilise notre éditorialiste au service de sa mission d’admonestation. On peut, bien évidemment, énumérer beaucoup d’autres et l’on restera probablement loin du compte. En plus de ceux que nous avons déjà relevés, et aussi de la charge émotionnelle du vocabulaire tuénien, il nous paraît convenable de mentionner quelques autres procédés assez fréquents, sous la plume de notre auteur, ou particulièrement significatifs. Comment ne pas noter, par exemple, le penchant tuénien pour l’accentuation d’une affirmation ou d’une négation moyennant la répétition de l’élément moteur de la phrase ?  Comment ne pas marquer cet emploi de la conjonction ‘bal’ dont la fonction usuelle est de ‘corriger’ l’énoncé positif qui la précède ou de permettre le ‘remplacement’ de l’énoncé négatif mais qui sert, le plus souvent, chez Tuéni, à exagérer la gravité de l’un ou de l’autre ?  Akhta’nâ bal ajramnâ, déclare, par exemple, Tuéni (nous avons commis des fautes voire des crimes). Ou encore : Nasna’u al-anzimat wa al-qawânîn bal nadha’u charî’at-an jadîdat-an wa dustûr-an jadîd-an, rubbamâ, lâ ba’sa (‘Nous confectionnerons des règlements et des lois ou bien nous formulerons plutôt un nouveau droit, une nouvelle constitution, peut-être : pourquoi pas?’).

Ces artifices, et bien d’autres, convergent pour procurer à Tuéni  le style de redresseur de torts (mais fort pondéré) qui était le sien. Ils lui permettent de communiquer à son lecteur, en sus de l’intelligence d’une situation et des mesures susceptibles de la redresser, le sentiment de l’impatience de l’auteur et de son anxiété. Ils confèrent à son texte cette allure où une rationalité sûre d’elle-même livre un combat mouvementé ou lance des cris pétris d’émotion.

 

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L’analyse – on le sait – tue son objet. Ce modeste essai est bien là pour être lu. Il prétend rendre plus sensible le lecteur de Ghassan Tuéni aux secrets de l’écriture de ce dernier.  Toutefois, en vue d’accomplir au mieux cette tâche, notre analyse gagnerait à être déjà oubliée au moment où son  lecteur aura, de nouveau, sous les yeux, quelque texte de l’incomparable et bien vivant Ghassan Tuéni.

 

Bint-Jubayl, Juillet 2013

Contribution a l’ouvrage collectif “Ghassan Tueni, 1926-2012”, Dar Annahar, Beyrouth, 2014.

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