Sykes-Picot entre Mythe et Histoire[1]
Ahmad Beydoun
Depuis juin 2013, Daech – c’est l’acronyme arabe du groupe djihadiste qui s’est autoproclamé ‘État islamique’ – prétend avoir annihilé le tracé Sykes-Picot de la frontière syro-irakienne en prenant de force le contrôle d’un territoire enjambant la frontière effective entre les deux États. Il arrive aussi que des commentateurs hostiles à ce groupe prennent cette déclaration pour argent comptant. Or il serait plus exact de dire que l’exploit de Daech a plutôt rapproché la frontière en question de ce qu’elle devait être selon l’Accord. En effet, le vilayet ottoman de Mossoul que Daech a réuni avec une partie de la Djézireh syrienne de l’Euphrate étaient déjà promis par l’Accord Sykes-Picot à faire partie de la Syrie si tant ce nom désignait exclusivement la zone d’influence française dans l’État arabe alors envisagé. La province désertique al-Anbâr, également sous la coupe de Daech pendant un temps, était intégrée sur la carte Sykes-Picot dans la partie sud du soi-disant ‘État arabe’, partie destinée, selon l’Accord, à être une ‘zone d’influence’ britannique. En fait, au bout de tergiversations qui traînèrent jusqu’en 1926, Mossoul et le vilayet du même nom (de même qu’al-Anbâr) furent annexés au nouveau Royaume irakien, bien au mépris de l’Accord.
Dans l’ensemble, la frontière internationale qui sépare l’Irak de la Syrie ne présente guère de ressemblance avec la ligne qui, selon l’Accord, devait diviser l’’État arabe’ en deux ‘zones d’influence’ : anglaise et française. On ne trouve aucune trace sur la carte jointe à l’Accord de l’État jordanien ni de celui du Liban. Ce qu’on peut appeler ‘Palestine’ sur cette carte n’est, en fait, que la moitié nord de la Palestine qui devait bientôt voir le jour : moitié que l’Accord place, d’ailleurs, sous tutelle ‘internationale’! L’Accord fait de la plus grande partie de l’Irak actuel : soit les deux vilayets ottomans de Bagdad et de Bassora une zone de gouvernement britannique direct. De cet Irak amputé de Mossoul et d’al-Anbâr, il exclue, entre autres, Samarra et Kirkouk qu’il joint à la Transjordanie et au sud de la Palestine pour en faire une ‘zone d’influence’ britannique et non de contrôle britannique direct puisque faisant partie de l’État arabe’ projeté.
Très différente de la Syrie actuelle, la Syrie de l’Accord correspondait sans doute à la région nord de l’’État arabe’ en question : région qui, jointe (ainsi que nous l’avons déjà signalé) au vilayet Mossoul, devait constituer la zone d’influence française. Destiné à un sort analogue à celui des vilayets de Bagdad et de Bassora à l’est, le littoral syrien qui comprenait, à l’ouest, les districts du vilayet ottoman de Beyrouth : districts parallèles aux ‘quatre villes de Syrie’, c’est-à-dire à Alep, Hama, Homs et Damas, devait être soustrait, lui aussi, au susdit ‘État Arabe’ pour être assujetti, avec le Mont-Liban, au contrôle direct de la France. Là aussi, ce ne fût pas le cas sur le terrain. Le sort du ‘Grand Liban’, placé sous mandat français, s’avéra différent de celui du ‘Territoire des Alaouites’ soumis à une administration française directe. Finalement, en 1936, un remembrement eut lieu des entités syriennes dont les statuts hétérogènes avaient été jusque-là un facteur de désordre non exempt de velléités centrifuges. Il faut ajouter que la formule du ‘mandat’ était encore inconnue des auteurs de l’Accord Sykes-Picot ; elle ne devait être inventée qu’en 1919 lors de la création de la Société des Nations. Les mandats furent attribués un peu plus tard lors de la conférence de San Remo.
Bien plus, la zone d’administration française directe prévue par l’Accord s’aventurait vers le Nord dans l’Asie mineure englobant une partie considérable de l’Anatolie du Sud, approximativement bornée à l’Ouest par les villes d’Adana et de Mersin, au nord par Sivas et à l’Est par Diyarbakir. Sur la carte jointe à l’Accord, aucune ligne ne sépare cette région anatolienne des districts du littoral syrien. Notons, au passage, que cette absence de frontière comble le vœu de comprendre la Cilicie dans la Grand Syrie : vœu exprimé surtout par le Parti Populaire Syrien (PPS) fondé dans les années 1930 par le Libanais Antoun Saadé. Ce qui n’empêche nullement ce parti d’être le porte-drapeau des détracteurs de l’Accord Sykes-Picot. Quoiqu’il en soit, le vœu en question ne put s’incarner sur le terrain. Cette région devint en définitive partie intégrante de la nouvelle République turque, suite à la Guerre de l’Indépendance menée par Mostafa Kemal et à la correction du Traité de Sèvre conclu en 1920 par le Traité de Lausanne signé en 1923.
L’intégration de l’Arménie dans la zone d’influence russe ne s’est pas réalisée non plus. Elle était prévue par l’entente tripartite entérinée au bout de négociations parallèles à la gestation de l’Accord Sykes-Picot. Cette entente accordait à la Russie Istanbul même… ou plutôt Constantinople puisque ce nom ‘orthodoxe’ que la capitale ottomane n’avait jamais oublié devait être de nouveau exalté. En effet, la Russie nourrissait, entre autres désirs, celui de s’emparer d’Istanbul et de sa région européenne… De plus, une zone d’administration directe flanquée d’une zone d’influence était réservée à l’Italie dans le Sud-ouest de l’Asie mineure… De tout cela, il ne fut plus question. D’une part, la Russie bolchévique s’était retirée, bel et bien, de la guerre. Elle avait dénoncé l’Accord pour ce qui la concernait et l’avait révélé aux regards du monde entier. D’autre part, les ambitions multilatérales relatives à l’Anatolie avaient été contrées par une résistance turque acharnée et finalement victorieuse…
Ajoutons également l’annexion au Liban de districts de la Syrie ottomane : annexion qui a modifié le tracé Sykes-Picot de la frontière entre l’’État arabe’ et la ‘zone d’administration française directe’. À ne pas oublier, non plus, la modification, au milieu des années 1920, de la frontière libano-palestinienne et les changements (infiniment plus importants) advenus au cours des deux décennies suivantes : la cession du district d’Alexandrette à la Turquie en 1939 et la naissance, en 1948, de l’État d’Israël en Palestine : développements que l’Accord Sykes-Picot et la carte qui lui est adjointe ne laissaient nullement prévoir.
Il ne semble pas faux de dire que la Déclaration Balfour, survenue en novembre 1917, marquait déjà un retrait britannique par rapport à l’esprit Sykes-Picot. Au sujet de la Palestine, l’Accord était mu par une logique axée sur la notion chrétienne de ‘Terre Sainte’. D’où la recommandation d’une tutelle internationale qui devait traduire l’intérêt porté à ce pays par des Églises et des États de confessions diverses… Cependant l’Accord n’oubliait guère les communications commerciales et militaires : soit le besoin qu’avaient la Grande Bretagne et la France des ports de Haïfa et d’Acre et la nécessité de répartir entre les deux puissances les droits sur les lignes de chemin de fer qui traversaient les provinces arabes de l’Empire ottoman… C’était là une logique qui, dans la mesure où elle tenait compte de la multiplicité des parties impliquées dans l’enjeu palestinien, s’écartait de la logique du ‘Foyer national’ prôné par la fameuse ‘Déclaration’.
Où sont donc les ‘États Sykes-Picot’ qu’aujourd’hui on prétend promis à la partition ou à la disparition ? Et où sont ces frontières annoncées par la carte Sykes-Picot qui seraient aujourd’hui transgressées ou gommées ici ou là ? En fait, les uns et les autres n’existent que dans les divagations d’une presse trop pressée et dans la rhétorique de nationalistes dont les rancœurs persistantes se nourrissent de l’idée d’un ennemi qui se reproduirait inlassablement perpétuant, dans chaque génération et dans chaque nouveau cas, son image première. L’Accord Sykes-Picot est surtout un mythe qui convient au halètement de commentateurs emportés autant qu’il réactive la vieille colère des opprimés.
Il reste possible, bien évidemment, de mettre en avant le statut de symbole, très convenable à cet Accord, d’une entente des puissances coloniales désireuses de partager le Proche Orient ottoman et d’y répartir entre elles les zones d’influence. C’est là une raison fort légitime pour maintenir vive le souvenir de l’Accord… mais sans perdre de vue le fait, qu’à l’origine, il procédait d’une entente tripartite où la Russie était un partenaire de poids… jusqu’à la Révolution pendant laquelle les soldats ‘votèrent par leurs pieds’, selon l’expression de Lénine, en faveur d’un retrait russe de la Grande Guerre. Or ces trois puissances (la grande Bretagne, la France, et la Russie) étaient précisément celles qui, depuis des dizaines d’années déjà, veillaient près du lit de ‘l’Homme malade’ ottoman dans l’attente de le voir rendre son dernier souffle. Elles furent rejointes dans cette longue veillée par l’Allemagne et l’Italie, surtout, dès que l’unité nationale de l’une et de l’autre fut réalisée… mais aussi par l’Empire Austro-hongrois aussitôt qu’il fut fondé.
Les Britanniques s’étaient efforcés pendant une bonne partie du XIXe siècle de maintenir en vie ‘l’Homme malade’ et de le protéger : de crainte que sa mise à mort ne déclenche une immense guerre européenne de succession. Au cours des deux décennies qui ont précédé la Grande Guerre, les Allemands se ménagèrent une place privilégiée dans la concurrence internationale pour gagner les faveurs d’Istanbul. Ils s’y assurèrent une influence multiforme qui a préludé à l’entrée de l’Empire ottoman, maintenant dirigé par le Comité Union et Progrès, dans le conflit mondial aux côtés des Empires centraux.
Il est bien clair dorénavant que Sykes-Picot n’a été qu’une étape vite dépassée dans le processus de partage des possessions ottomanes et surtout de la partie arabe de ce gros butin. La pure inspiration coloniale de l’Accord, d’une part, et son caractère secret, d’autre part, suffisent pour le rattacher bien solidement à ce que nous appelons communément ‘le complot impérialiste’. Toutefois, le cours des événements a eu raison, bien rapidement, de ses stipulations et de la carte qui les illustrait. D’autres formules ont remplacé celles qu’il avait recommandées. Toutes choses qui réduisent considérablement son importance en tant que plan géopolitique destiné à être appliqué. Quoi qu’il en soit, si le rappel de son souvenir en tant que symbole d’un esprit condamnable se justifie pleinement, l’évocation d’’États Sykes-Picot’ et de ‘frontières Sykes-Picot’ en tant que réalités toujours en place aujourd’hui tient plus du délire passionnel que de l’histoire.
[1] Intervention destinée à la conférence ‘Medi’, Livourne, 17 et 18 mars 2017.